samedi 20 décembre 2014

"Erased"


Aspirant mangaka dont la carrière peine à décoller, Satoru Fujinuma travaille comme livreur de pizzas pour joindre les deux bouts. Effacé et peu enclin à s'ouvrir aux autres, il observe le monde qui l'entoure sans vraiment y prendre part. Pourtant, Satoru possède un don exceptionnel: chaque fois qu'une tragédie se déroule près de lui, il est projeté quelques minutes dans le passé pour empêcher qu'elle ne se produise. Un jour, en tentant d'arrêter le conducteur d'un camion fou, il est percuté par un autre véhicule et finit à l'hôpital. Sa mère, ancienne journaliste de télé et bonne vivante, débarque chez lui sous prétexte de l'aider pendant sa convalescence. Puis une autre "rediffusion" se produit, sans que Satoru ne parvienne à identifier la source du problème. Il demande l'aide de sa mère, et c'est elle qui réussit à empêcher un kidnapping. Un mécanisme fatal s'enclenche alors, qui fait ressurgir les souvenirs d'enfance oubliés de Satoru. L'année de ses dix ans, deux enfants de sa classe ainsi qu'une fillette d'une école voisine ont été assassinés par un pédophile...

C'est à Chouchou que je dois de m'avoir fait découvrir ce "thriller temporel" dont je n'avais pour ma part jamais entendu parler, mais dont j'ai dévoré les trois premiers tomes d'une traite. Kei Sanbe nous offre une histoire remarquablement bien ficelée, haletante et imprévisible, à l'occasion de laquelle il aborde de nombreux thèmes assez durs comme l'enfance maltraitée. Si son héros n'est guère sympathique de prime abord, cela lui laisse d'autant plus de marge pour grimper dans l'estime du lecteur au fur et à mesure qu'il se démène pour sauver ses proches et sa propre peau face à un assassin qui hante sa vie depuis 18 ans. Très vite, on est happé par l'alternance de moments poignants et de suspense presque insoutenable (vous auriez dû entendre mon cri de rage quand je suis arrivée à la fin du tome 3!). L'ensemble est plutôt noir et angoissant, pas du tout le genre de manga que je lis d'habitude - pourtant, je suis conquise à 100%, et je compte déjà les jours jusqu'à la parution du tome 4 fin février. Du grand art.

vendredi 19 décembre 2014

"Le bois du rossignol"


"Il est difficile d'obtenir un jardin sinistre, mais le vieux Mr Wither y était parvenu. 
Même s'il ne travaillait pas lui-même à celui de sa maison des environs de Chesterbourne, en Essex, son manque d'intérêt pour la terre et sa répugnance à dépenser de l'argent n'étaient pas sans influencer le jardinier. Le résultat était une pelouse souffreteuse et une rocaille plâtreuse où presque rien n'attirait le regard, tandis que des arbustes sans caractère proliféraient car Mr Wither appréciait leur capacité à meubler l'espace à peu de frais. Il tenait également à ce que le jardin fût soigné. Regardant par la fenêtre de la salle à manger par une belle matinée d'avril, il songea que les pâquerettes étaient vraiment une engeance. Il en voyait onze au beau milieu de la pelouse. Il devrait dire à Saxon de les enlever. 
Mrs Wither entra, mais il ne lui prêta aucune attention car il l'avait déjà vue."

Ainsi commence "Le bois du rossignol", écrit dans les années 30 par la poétesse et romancière Stella Gibbons qui égratigne gentiment tous les personnages de cette comédie "pétillante et poivrée", pour reprendre l'expression de l'éditeur. Qu'il soit de vieille noblesse, fraîchement parvenu ou issu du peuple, chacun d'eux est intimement ridicule et très peu héroïque. Viola, jeune veuve contrainte de se réfugier dans la sinistre maison de ses beaux-parents, est frivole et écervelée. Victor, le beau et riche célibataire qu'elle convoite sans trop y croire, est décrit par sa cousine comme "un néant bronzé". Hetty, orpheline recueillie par sa tante fortunée, rejette violemment son milieu et n'aspire qu'à mener une vie de misère romantique au milieu de ses chers livres. Mr Wither n'a qu'une préoccupation au monde: la santé de son argent, qui conditionne son humeur du matin jusqu'au soir. Madge, sa fille aînée, préfère les chiens aux humains. Tina, sa cadette, nourrit une attirance coupable envers le chauffeur de douze ans plus jeune qu'elle. Saxon, le chauffeur en question, est doté d'un physique séduisant, dur à la tâche mais calculateur et assoiffé de réussite sociale. Rien de bien glorieux, mais rien d'abominable non plus, et l'on rit sous cape des mésaventures de tout ce petit monde. Une lecture agréable.

vendredi 12 décembre 2014

"Porcelaine T1: Gamine"


Gamine des rues, abandonnée par son père qui doit revenir la chercher (mais quand?), elle survit en volant avec ses compagnons d'infortune. Un soir, sous prétexte qu'elle est la plus petite et la plus rapide d'entre eux, une grande de la bande la force à s'introduire dans la propriété d'un soi-disant "sorcier maléfique" pour y dérober de l'argenterie. En réalité, le propriétaire des lieux est un alchimiste inconsolable de la mort de sa femme. En cherchant à ramener cette dernière auprès de lui, il a découvert comment créer des automates de porcelaine qui lui servent de domestiques et de protecteurs. Cette gamine à la langue bien pendue le fait rire; alors, comme il se sent seul depuis trop longtemps, il décide de la garder chez lui... 

Pour donner une idée du contenu de cet album, mon libraire cite Ted Naifeh, Tim Burton et Harry Potter. L'éditeur, lui, mentionne Charles Dickens et Lewis Carroll. Et s'il est vrai que "Porcelaine" séduira sûrement les fans de ces auteurs/univers, le réduire à une série d'influences, si prestigieuses soient-elles, serait lui causer beaucoup de tort. Ce serait nier l'originalité de son atmosphère, l'envoûtement tissé par ce conte de fées dépourvu de méchant où les passages enchanteurs alternent avec les scènes inquiétantes et où l'horreur cueille le lecteur quand il s'y attend le moins - une horreur née non pas de la cruauté ou de la malveillance, mais de la misère et du chagrin. Oeuvre au scénario fort, servi par un graphisme plaisant (bien qu'il manque peut-être d'un petit grain de folie), ce premier tome constitue une histoire en soi. Mais je ne doute pas que lorsque vous l'aurez lu, vous brûlerez d'envie de vous jeter sur la suite - hélas pas encore publiée. En attendant, "Gamine" pourrait d'ores et déjà faire un excellent cadeau de Noël!




lundi 1 décembre 2014

"Le complexe d'Eden Bellwether"


Cambridge, de nos jours. Oscar Lowe, aide-soignant dans une maison de retraite, est envoûté par la musique qui s'échappe d'une église. En entrant pour l'écouter, il fait la connaissance d'Iris, la soeur de l'organiste, dont il tombe très vite amoureux. Iris le présente à son frère Eden, jeune prodige arrogant persuadé qu'il peut utiliser la musique baroque pour soigner par hypnose, ainsi qu'au petit groupe très soudé de leurs amis d'enfance. Tous étudiants et issus de familles riches, ils accueillent volontiers Oscar parmi eux - à l'exception d'Eden, qui dès le départ se montre hostile envers lui...

Si "Le complexe d'Eden Bellwether" est censé traiter de la frontière ténue entre génie et folie, il aborde aussi les sujets de la manipulation mentale, des dysfonctionnements familiaux, de l'amour naissant, de la vieillesse et de la fin de vie, des clivages sociaux... Cela aurait pu donner un roman très dense; au lieu de quoi, Benjamin Wood ne fait qu'effleurer chacun de ces thèmes sans jamais s'y engager complètement. Ses personnages souffrent du même problème: ils sont survolés, depuis le narrateur à la normalité d'une fadeur terrible jusqu'aux amis d'enfance Marcus et Yin à peine caractérisés par leurs origines étrangères, en passant par Eden lui-même, qui apparaît comme un gamin gâté et tête-à-claques bien davantage que comme un prodige charismatique mais inquiétant.

Le style est assez plaisant, et servi par une très bonne traduction; malheureusement, l'auteur énonce les choses sans les montrer, si bien qu'il peine à convaincre. Exemple: il mentionne que Jane, la petite amie d'Eden, se dévalorise constamment alors qu'elle est sans doute la plus brillante de tout le groupe, mais aucun détail ne vient jamais étayer cette affirmation. De la même façon, on sent qu'il tente de construire son livre comme un thriller, surtout sur la fin, mais le rythme est beaucoup trop lent pour que se crée la moindre tension, et par contraste, le dénouement brutal paraît presque bâclé. L'atmosphère ne parvient jamais à être évocatrice, et encore moins envoûtante comme le sujet l'aurait mérité.

En fait, à mes yeux, "Le complexe d'Eden Bellwether" souffre énormément de la comparaison avec "Le maître des illusions", avec qui il partage beaucoup d'éléments mais au niveau duquel jamais il ne parvient à se hisser. Le premier roman de Donna Tartt avait des héros vénéneux, une relation frère-soeur à l'ambiguïté dérangeante et un vrai suspense oppressant. "Le complexe d'Eden Bellwether", lui, n'a à l'instar de son personnage-titre que de grandes ambitions qui retombent à plat au bout de 500 pages. Je l'ai lu sans déplaisir, mais il ne me laissera aucun souvenir.

Livre reçu pour critique dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire Price Minister

lundi 10 novembre 2014

"The bone clocks"


Eté 1984. Holly Sykes, une adolescente anglaise en fugue, rencontre une étrange vieille femme qui lui demande asile - et accepte sans comprendre à quoi elle s'engage. A compter de ce jour, elle est témoin d'événements violents et inexplicables dont elle ne se souvient pas toujours, et sujette à des flashs de précognition qui ressemblent à des crises d'épilepsie. Malgré elle, Holly est devenue un pion d'une importance capitale dans la guerre que se livrent, en marge de la société humaine, les Horologistes et les Anchorites: deux groupes de quasi-immortels aux origines et aux objectifs opposés...

Difficile de parler de ce roman foisonnant sans gâcher les nombreuses surprises qu'il recèle. "The bone clocks" se compose de six sections qui se focalisent chacune sur un narrateur différent à une époque différente. Après Holly Sykes - le fil rouge de toute l'histoire - en 1984, nous suivons Hugo Lamb, étudiant dénué de conscience qui sera brièvement son amant, en 1991, puis Ed Brubeck, reporter de guerre accro à l'adrénaline avec qui elle a eu une petite fille, en 2004, puis Crispin Hershey, écrivain arrogant et lâche qui deviendra pourtant son ami, entre 2015 et 2020, puis le Dr Iris Fenby qui l'a déjà soignée à deux reprises et sous deux identités différentes, en 2025 alors que se prépare l'affrontement final entre Horologistes et Anchorites, et de nouveau Holly Sykes en 2043, dans un monde ravagé par la pénurie de ressources naturelles et les accidents nucléaires. 

Côté positif, David Mitchell sait donner une voix bien personnelle à chacun de ses narrateurs (parfois, on a même l'impression qu'il se livre à un exercice de style dans le but d'épater le lecteur en lui prouvant l'ampleur de son registre d'écriture). Malgré un clivage un peu caricatural et somme toute discutable, ses deux factions d'immortels sont très intéressantes chacune à sa façon. Et tout au long des presque 600 pages de son roman, j'ai été impatiente de découvrir la suite de l'histoire. Côté négatif, il passe beaucoup trop de temps sur des choses sans intérêt pour l'intrigue principale (la partie d'Ed, par exemple, ne sert strictement à rien...) au détriment de celui qu'il aurait pu consacrer à développer les antécédents, la personnalité et les pouvoirs des Horologistes. Et surtout, sa fin est d'une noirceur absolue, complètement désespérante et tellement en phase avec mes angoisses que sitôt le livre refermé, j'ai été prise d'une violente envie de le jeter par terre pour le piétiner sauvagement. Au final, j'ai trouvé "The bone clocks" passionnant malgré ses défauts, mais si j'étais l'éditrice de David Mitchell, je vous garantis qu'il aurait subi de sérieux remaniements avant publication! 

jeudi 30 octobre 2014

"A vos papilles!"


Conquise par la qualité littéraire des mangas culinaires lus ces dernières années, je n'ai pas hésité une seule seconde à me jeter sur le tome 1 de "A vos papilles" lorsque je l'ai aperçu chez Brüsel le week-end dernier. Je comptais le dévorer le soir même, mais en arrivant chez moi, je me suis rendu compte que... j'avais acheté le tome 2. Je n'aime pas commencer une série par le milieu, même lorsqu'il s'agit d'historiettes qui pourraient presque se lire comme des nouvelles; aussi, j'ai attendu de récupérer le tome 1 avant de commencer ma lecture. 

Et du coup, je pense que le tome 2 va partir directement chez Pêle-Mêle sans même que je l'aie ouvert. 

Ce n'est pas qu'"A vos papilles" soit intrinsèquement mauvais. Les dessins sont plutôt plaisants, et j'ai apprécié de découvrir des choses sur la culture coréenne en général et l'alimentation coréenne en particulier. Mais premièrement, bien que je ne le voie indiqué nulle part dans la version française proposée par Clair de Lune, "A vos papilles" semble être la série dérivée d'un autre manhwa, "Geonbae", dédié aux alcools traditionnels coréens. Les auteurs partent du principe que les lecteurs connaissent déjà les personnages et ne se donnent pas la peine de les présenter de quelque façon que ce soit. Du coup, on a clairement l'impression de débarquer un peu comme un chien dans un jeu de quilles, et on manque d'éléments pour s'attacher aux protagonistes: une scénariste de documentaires culinaires, sa colocataire enseignante, son producteur dont je n'ai même pas réussi à trouver le nom et son fournisseur d'alcools traditionnels.

Or - et c'est là ma deuxième doléance - "A vos papilles" se compose essentiellement d'anecdotes de leur quotidien, avec une part finalement assez réduite consacrée à la nourriture. Ne parlons même pas de cuisine: ici, pas de sympathique bricolage culinaire comme dans "Mes petits plats faciles by Hana", et encore moins de recettes élaborées comme dans "What did you eat yesterday". Du coup, rien n'a vraiment retenu mon intérêt ou mon attention. Même les souvenirs culinaires des personnages n'ont pas réussi à m'émouvoir là où "Kitchen" y était si bien parvenu. Si je l'avais lu il y a quelques années, j'aurais peut-être apprécié "A vos papilles !", mais après tant d'excellentes séries culinaires, il souffre beaucoup trop de la comparaison. 

Ce qui me fait penser: cela vous intéresserait-il que je publie des listes de lecture à thème? Je devrais pouvoir faire quelque chose de pertinent sur la bédé culinaire, les histoires de voyage dans le temps et les uchronies personnelles, notamment. Dites-moi. 

mercredi 29 octobre 2014

"Je ferai de toi un homme heureux"


A Trondheim, dans les années 60, huit familles encore jeunes se partagent un immeuble résidentiel. Au rez-de-chaussée, Mme Asen, obsédée par la propreté de l'escalier commun, et son mari qui aime tisser des tapis à ses heures perdues déplorent de ne pas avoir d'enfants, cependant que M. Moe regrette d'en avoir eu un avec son épouse neurasthénique qui ne remontera plus jamais à l'arrière de sa moto. Au premier étage, Mme Rudolf est exaspéré par son fils adolescent qui écoute de la musique rock beaucoup trop fort et par son mari qui s'intéresse davantage à ses livres qu'à la confirmation imminente de leur rejeton. Mme Larsen, anglaise d'origine, tient un salon de coiffure à domicile au grand dam de son mari traducteur qui se retrouve obligé de louer un bureau en ville. Au deuxième, M. Berg tyrannise son épouse et ses deux fils, tandis que les Salvesen forment un couple harmonieux - madame cousant des robes pour toute la famille, monsieur fabriquant des bateaux en bouteille le soir. Au troisième, Peggy-Anita Foss, la pin-up de l'immeuble, fait son ménage en sous-vêtements tandis que son représentant de mari arpente les routes et reste souvent absent deux semaines d'affilée. M. Karlsen, un professeur veuf, néglige sa fille qu'il ne nourrit pas assez et enferme souvent dehors dans l'escalier glacial, ne s'intéressant à elle que pour ses aptitudes aux mathématiques. Un jour, un installateur de judas passe dans l'immeuble et propose à chaque famille ce système ingénieux qui permettra aux dames, officiellement de ne plus ouvrir leur porte aux gens qu'elles ne veulent pas voir, officieusement, d'épier leurs voisins...

L'auteure norvégienne Anne B. Ragde, connue pour traiter de condition féminine sous un angle réaliste et souvent assez dur, livre ici un roman à la fois un peu plus facile et un peu moins intéressant que d'habitude. Bien que peu réjouissants dans l'ensemble, ses portraits de ménagères de moins de 50 ans sont très réussis et mettent admirablement en évidence les progrès sociaux survenus en à peine un demi-siècle, fût-ce dans la région du monde la plus avancée en matière de droits des femmes. J'ai beaucoup aimé la description détaillée de leur quotidien et de leurs pensées, très révélatrice d'une époque: j'avais vraiment l'impression de regarder à travers un judas, non pas dans le couloir d'un immeuble, mais bien à l'intérieur de chaque appartement. Le mariage, l'amour, le sexe, la parentalité, le travail, les tâches domestiques sont autant de sujets passés au crible sous huit angles différents et néanmoins homogènes. Par contre, je regrette que le propos du livre se limite à cela, et que "Je ferai de toi un homme heureux" se conclue par le passage de l'installateur de judas au lieu d'embrayer sur les relations des différentes familles pour créer au moins un semblant d'histoire. Il y avait là les bases d'un excellent roman qui, de mon point de vue, ne se concrétise jamais. A quelques exceptions près, les voisins se côtoient sans vraiment interagir, si bien qu'au final, on obtient plutôt une collection de nouvelles "mitoyennes". Un livre qui laisse un goût d'inachevé. 

dimanche 26 octobre 2014

"Petite voleuse"


Diplômée en lettres classiques, Corrina Park bosse dans une agence de pub à New York. Ce travail devait juste lui permettre de rembourser son prêt étudiant avant de se lancer dans l'écriture, mais ça fait maintenant cinq ans qu'elle rédige des slogans pour des marques à l'éthique discutable sans jamais avoir pondu la moindre ligne à côté. Célibataire, elle ne s'est pas fait d'amis dans la grande ville et ne fréquente que ses collègues de boulot - ainsi que son chat Anaïs. Sans trop savoir pourquoi, de temps en temps, elle vole des magazines à la supérette où elle fait ses courses du soir...

Première bédé de Michael Cho, un dessinateur d'origine coréenne installé au Canada, "Petite voleuse" met en scène une jeune femme qui a tout pour elle en apparence, et qui est pourtant en train de passer à côté de sa vie. Bien qu'elle me semble assez caractéristique de sa génération (ou du moins, d'une partie de sa génération), Corrina m'a irritée par son apathie et son manque d'appétit de vivre.

Si l'auteur parvient à retracer sa morne existence avec beaucoup de sensibilité et de justesse, la seule chose qui m'a vraiment intéressée dans cette histoire - plus que de savoir ce qui pousserait finalement Corrina à rectifier le tir -, c'est le graphisme bichromique. Je craignais que ce mélange de rose et de noir ne me lasse assez rapidement, et c'est tout le contraire qui s'est produit: plus j'avançais dans ma lecture, plus je l'appréciais. Qu'il s'agisse de rendre des personnages aux physionomies expressives ou de dépeindre un environnement urbain foisonnant sans être oppressant, je l'ai trouvé particulièrement efficace et original.




jeudi 16 octobre 2014

"22/11/63"


Prof d'anglais récemment divorcé et sans enfants, Jack Epping n'a plus gère d'attaches lorsque son vieil ami Al, qui se meurt d'un cancer du poumon, lui révèle l'existence d'une faille temporelle située dans la réserve de son fast-food. La faille, qu'Al appelle le "trou de terrier", obéit à des règles précises: elle ramène toujours le voyageur au même endroit et au même moment, un jour de septembre 1958; en outre, chaque fois qu'on l'emprunte, le passé est remis à zéro - les changements qui ont pu y être effectués lors d'un séjour précédent sont annulés. Al, qui n'a plus le temps de s'en occuper lui-même, souhaite que Jack se charge à sa place d'une mission très importante: empêcher l'assassinat du président Kennedy en 1963 et, du même coup, prévenir sans doute le meurtre de Martin Luther King et l'escalade de la guerre du Vietnam. Le seul problème, c'est que le passé ne veut pas être changé, et qu'il se défend en mettant des bâtons dans les roues de l'inconscient qui s'y essaie...

Stephen King est considéré comme l'un des plus grands écrivains de notre époque, et l'un des plus prolifiques aussi. N'appréciant guère l'épouvante, j'avoue avoir lu très peu de ses romans: "Charlie" et "Ca" (que j'avais d'ailleurs beaucoup aimés) lorsque j'avais une vingtaine d'années, point. Mais il m'était tout bonnement impossible de résister à une si prometteuse histoire de voyage dans le temps. Auteur américain oblige, pour une fois, l'événement améliorer l'histoire du monde n'est pas l'assassinat d'Hitler avant son arrivée au pouvoir, mais la survie de JFK. Ca change un peu, et surtout, ça permet de revisiter le début des années 1960 à travers les yeux du héros - une époque qui peut d'abord sembler bénie, parce que les gens s'y montraient plus amicaux et que la nourriture y avait meilleur goût, mais dont King nous rappelle qu'elle avait aussi ses côtés négatifs comme le ségrégationnisme ou une morale pesante qui bridait les rapports amoureux. Car d'amour, il est largement question ici. Alors qu'il tue le temps jusqu'en novembre 1963 en surveillant de loin Lee Harvey Oswald, Jack tombe sous le charme de Sadie Dunhill, ravissante bibliothécaire traumatisée par un mariage calamiteux. La très belle histoire qui naît entre eux va le placer face à un cruel dilemme.

"22/11/63" est, dans son édition de poche, un énorme pavé de plus de mille pages, et je peux sans mentir affirmer que je ne me suis pas ennuyée pendant un seul paragraphe. King est un narrateur hors pair qui, s'appuyant sur des recherches historiques fouillées, parvient à tisser une intrigue extrêmement riche alternant longues plages de tranquillité et rebondissements haletants. Les différents lieux dans lesquels Jack est amené à vivre ont chacun leur atmosphère propre; les personnages secondaires, même ceux qui ne font que passer l'espace d'un chapitre, sont tous incroyablement vivants. Et surtout, dans la façon nuancée mais lucide dont il les présente, King fait preuve de l'humanité profonde qui est la marque des grands écrivains. Il sait aussi bien évoquer le bonheur, la plénitude et la douceur de vivre que dépeindre la violence, le désespoir ou la pire des noirceurs. J'ai en outre beaucoup apprécié l'angle sous lequel il aborde la question maintes fois rebattue du paradoxe temporel. Un roman à lire absolument. 

"Le savons-nous tous secrètement? Le monde est un mécanisme parfaitement équilibré d'appels et d'échos de couleur rouge qui se font passer pour un système d'engrenages et de roues dentées, une horlogerie de rêve carillonnant sous la vitre d'un mystère que nous appelons la vie. Et au-delà de la vitre? Et tout autour d'elle? Du chaos, des tempêtes. Des hommes armés de marteaux, des hommes armés de couteaux, des hommes armés de fusils. Des femmes qui pervertissent ce qu'elle ne peuvent dominer et dénigrent ce qu'elles ne peuvent comprendre. Un univers d'horreur et de perte encerclant cette unique scène illuminée où dansent des mortels, comme un défi à l'obscurité."

mercredi 15 octobre 2014

"La passion de Dodin-Bouffant"


Librement adaptée du roman de Marcel Rouffe, "La passion de Dodin-Bouffant" met en scène un gastronome provincial à la table si réputée que même le prince héritier d'Eurasie cherche à l'épater en lui servant un fabuleux festin. Mais Dodin-Bouffant ne plaisante pas avec la nourriture. De tempérament volcanique, il a éconduit un à un les moins connaisseurs de ses invités jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que trois: le notaire Beaubois, le médecin Rabaz et le marchand de bestiaux Magot, qu'il régale avec l'aide de sa cuisinière Eugénie Chatagne. Suite à l'inopportun décès de cette dernière, Dodin-Bouffant terrorise toutes ses remplaçantes potentielles. Il commence à désespérer lorsqu'on lui apporte un plat divin préparé par Adèle Pidou, paysanne accorte et sans grâce dont le génie culinaire va bouleverser son existence...

Toujours à l'affût des nouveautés en matière de littérature culinaire, je me suis jetée sur ce beau roman graphique dont le héros haut en couleurs parle de cuisine avec une éloquence lyrique mais se trouve incapable d'aligner deux mots pour avouer ses sentiments à la femme aimée. Qu'il se mettre en fureur devant un repas trop riche ou qu'il sombre dans une déprime barbue et alcoolisée quand Adèle lui annonce son départ, il reste toujours éminemment sympathique, et on souhaite de tout coeur qu'il l'emporte à la fin. J'ai craqué pour le dessin de Mathieu Burniat, qui n'hésite pas à représenter de dignes notables sexagénaires sous la forme de chérubins ventripotents se vautrant nus dans un sublime pot-au-feu. Une oeuvre gourmande pleine de charme et d'énergie (dont le papier et l'encre sentent en outre merveilleusement bon).



mardi 14 octobre 2014

"Miss Charity"




Fille de bonne famille anglaise, Charity Tiddler grandit au 3ème étage d'une grande demeure entre un père quasi-muet, une mère jalouse qui voudrait la garder rien que pour elle, le fantôme de ses deux grandes soeurs mortes à la naissance, une bonne probablement pyromane et certainement cinglée, et une ménagerie d'animaux sans cesse renouvelés: crapauds, souris, lapins et canards sauvés de la casserole... Sa curiosité scientifique la pousse à réaliser maintes expériences; sa solitude l'incite à apprendre par coeur des pièces entières de Shakespeare; sa créativité s'exprime dans de merveilleuses aquarelles de ses petits compagnons; sa volonté de s'améliorer sans cesse lui fait écrire des lettres pleines d'objectifs à son "moi" de dans 3 ans. Le temps passe. Au lieu de devenir une oie gloussante comme ses cousines et de chercher un beau parti à épouser, Charity cultive son côté sauvage et se donne les moyens de devenir une jeune femme indépendante...

Fabuleuse surprise que ce pavé publié en 2008. Bien que signé d'une auteure française, il imite délicieusement le style d'un roman anglais de la fin du XIXème siècle. Son héroïne, dont on peut croire un instant qu'elle va jouer un remake des "Malheurs de Sophie", révèle vite un caractère fort et bien à elle, une intelligence aiguë mâtinée d'une totale absence de sentimentalisme ou de grâces sociales et assortie d'un humour pince-sans-rire proprement hilarant. Sa réussite professionnelle évoque très fort une figure majeure de la littérature enfantine anglaise: Beatrix Potter. Pour autant, "Miss Charity" ne baigne pas dans une atmosphère sucrée. Bien que menant une existence matériellement confortable, elle souffre de neurasthénie et est confrontée à diverses tragédies dans son entourage proche. J'ai passé quelques heures délectables à suivre sur plus de 20 ans ses aventures enjolivées par les aquarelles de Philippe Dumas. Une pépite de roman jeunesse qui, à mon avis, devrait plaire encore plus aux adultes qu'au public auquel il est destiné. 

jeudi 9 octobre 2014

"Kokekokkô"


"Kokekokkô" rassemble seize histoires courtes racontées par autant de dessinateurs français qui ont vécu ou passé des vacances au Japon. Lorsqu'il est sorti, j'ai hésité à l'acheter. J'avais peur de tomber sur un énième ouvrage essentiellement axé sur ces différences culturelles flagrantes qui surprennent voire choquent les Occidentaux la première fois qu'ils mettent les pieds à Tokyo ou dans une autre grande ville nippone. Or, quand on s'intéresse à la culture japonaise depuis longtemps, on finit par le savoir, que les fruits et les légumes sont hyper chers et vendus à la pièce, que les Japonais dorment la bouche ouverte dans le métro, qu'on distribue des mouchoirs en papier publicitaires à tous les coins de rue, que la statue de Hachiko est LE point de rendez-vous à la sortie de la gare de Shibuya, qu'on doit se laver avant d'entrer dans la baignoire, qu'on trouve des trucs délirants à bouffer dans les konbini, que les maisons japonaises traditionnelles sont super mal isolées et qu'un bon kotatsu peut sauver des vies en hiver.

Au-delà de ces considérations superficielles, ce que j'aime lire sur le Japon, ce sont des récits qui sortent des sentiers battus (tel le merveilleux "Manabé Shima" de Florent Chavouet), ou la façon intime dont ce pays change les voyageurs. Et à force d'entendre des louanges sur "Kokekokkô", je me suis dit que, peut-être, j'y trouverais ce que je cherchais. Mais non. Cet ouvrage, par ailleurs extrêmement beau, se contente de donner les impressions de surface des auteurs, d'évoquer les sujets touristiques les plus bateaux qui soient, de relater des anecdotes pas forcément drôles, émouvantes ou remarquables. Quelques fictions brèves et manquant de peps se glissent au milieu des passages autobiographiques. J'ai bien aimé les contributions de Rémi Maynègre et d'Ulysse Malassagne, qui s'aventurent dans des temples isolés et en retranscrivent l'atmosphère très particulière, ainsi que le carnet de voyage coloré d'Yllya. Pour le reste, si mes yeux ont pris du plaisir, mon cerveau s'est gentiment ennuyé d'un bout à l'autre. Mais ce serait certainement un joli cadeau à faire à quelqu'un de moins difficile que moi qui commence juste à s'intéresser à la culture japonaise.


Rémi Maynègre 

Yllya

dimanche 5 octobre 2014

"Miss Peregrine et les enfants particuliers"


Quand le grand-père de Jacob était petit, toute sa famille a été massacrée par les Nazis. Resté seul, le jeune Abe a trouvé refuge sur une petite île au large des côtes anglaises, au sein d'une communauté d'enfants qui possédaient tous des pouvoirs plus étranges les uns que les autres. Par la suite, il a passé la vie à combattre les monstres qui les menaçaient. Jacob boit les paroles de son grand-père et le considère comme un héros. Mais en grandissant, il se met à douter de la véracité des paroles du vieil homme et finit par croire que celui-ci a tout inventé. Jusqu'au jour où, alors âgé de seize ans, il trouve son grand-père agonisant dans les bois derrière sa maison, le ventre lacéré par une horrible créature qu'il a juste le temps d'apercevoir. Avant de mourir, Abe charge Jacob d'une mission sibylline... 

Premier roman de Ransom Riggs, "Miss Peregrine et les enfants particuliers" intrigue par le processus de création singulier qu'a employé son auteur. L'histoire est bâtie sur une série de vieilles photos en noir et blanc qui parsèment ses pages, et qui possèdent toutes un élément intrigant voire inquiétant. Par moment, le procédé peut sembler un peu artificiel (les personnages sont constamment en train de sortir des photos de nulle part pour illustrer leurs propos), mais dans l'ensemble, il fournit la matière à un roman jeunesse original et dramatique à souhait, avec une composante de voyage dans le temps qui ne pouvait que me séduire et une atmosphère franchement flippante pour le public auquel il s'adresse. D'ailleurs, c'est Tim Burton qui va réaliser l'adaptation au cinéma, prévue pour mars 2016. Mon seul regret, c'est que la fin de l'histoire n'en est pas vraiment une: au contraire, elle marque le début d'un périple qui se poursuit dans "Hollow city". Ce deuxième tome sera-t-il à la hauteur du premier? Réponse quand je l'aurai lu! 

mardi 9 septembre 2014

"Le ruban"


Ca commence comme un conte. Une grand-mère fantasque et passionnée d'oiseaux trouve un oeuf tombé du nid, le met à couver dans son chignon et donne à l'oiseau qui éclôt le nom de Ruban - car cet oiseau, explique-t-elle solennellement à sa petite-fille, est le ruban qui nous relie pour l'éternité". Un jour, l'oiseau s'envole et pour les personnes qui croisent son chemin, il devient un signe d'espoir, de liberté et de consolation. 

En fait de roman, "Le ruban" est plutôt une collection de nouvelles reliées par le fil rouge de l'oiseau: des instantanés de vie dont les protagonistes sont dans la peine. Ruban surgit dans leur existence, parfois pour quelques instants - vision fugace dans le ciel -, parfois pour des années de compagnie fidèle. Quand il les quitte, la paix est revenue dans leur coeur.

D'abord un peu désarçonnée par cette structure, car je suis toujours frustrée de quitter un personnage que je viens à peine d'apprendre à connaître, j'ai fini par apprécier la brièveté des récits qui ne sont pas là pour montrer des trajectoires entières, mais juste des moments-clé. Bien entendu, certains m'ont touchée davantage que d'autres. Ce qui m'a le plus frappée néanmoins, c'est la sérénité des protagonistes par rapport à ce que nous considérons en Occident comme dramatique (vieillesse, maladie, mort), contrastant avec la vivacité des émotions que leur procurent des choses minuscules auxquelles nous, nous ne ferions pas attention.

Après "Le restaurant de l'amour retrouvé", dont l'histoire et l'atmosphère m'avaient séduite malgré un style un peu pauvre, Ito Ogawa livre un nouvel ouvrage à la sensibilité à la fois typiquement nippone et tout à fait personnelle.

vendredi 5 septembre 2014

"L'empreinte de toute chose"


Alma Whittaker naît avec le XIXème siècle à Philadelphie, d'un père anglais dont le talent de botaniste et la roublardise lui ont permis de faire fortune dans le commerce du quinquina et d'une mère qui tient de sa famille de l'Hortus Botanicus d'Amsterdam une formidable érudition ainsi qu'une rigueur toute hollandaise. A leurs côtés et au contact des éminents chercheurs qui gravitent autour d'eux, Alma acquiert une intelligence éclectique et l'amour de la botanique. 

En grandissant, elle se passionne pour les mousses puis pour Ambrose Pike, illustrateur de génie. Comme elle, il cherche à percer les secrets de l'univers mais, à la logique scientifique d'Alma, il préfère une pensée ésotérique: un fossé qui les éloignera inexorablement et poussera enfin Alma à partir à la découverte du vaste monde. Alors que les terra incognita s'amenuisent de jour en jour, Alma explore les continents, la nature, la société dans laquelle elle vit et son propre corps - de l'infiniment grand à l'infiniment petit. 

J'ai longtemps hésité avant d'acheter ce roman d'Elizabeth Gilbert. J'avais adoré son mémoire "Mange, prie, aime" pour sa grande sincérité et son côté hyper inspirant, mais l'écriture en elle-même ne m'avait pas marquée, et je craignais que l'auteure n'excelle pas dans le registre de la fiction. Sans compter que la botanique n'est pas un sujet qui m'inspire beaucoup à la base. Mais à force de lire des critiques dithyrambiques sur "L'empreinte de toute chose", j'ai fini par craquer. Résultat: une des lectures les plues prenantes de cette année 2014. 

Par où commencer pour expliquer le plaisir que m'a procuré ce roman? D'abord, contrairement à ce que je craignais, le style est magnifique, assez recherché pour refléter l'époque à laquelle l'histoire se déroule et néanmoins d'une grande fluidité. Ensuite, j'ai été très agréablement surprise par la variété des sujets abordés. Elizabeth Gilbert a dû passer un temps considérable à se documenter pour écrire "L'empreinte de toute chose". Qu'elle évoque les expéditions du capitaine Cook, le courant abolitionniste ou l'évolution de la pensée scientifique au XIXème siècle, elle prend toujours soin de respecter la vérité historique et d'intégrer ces éléments à son récit de façon à instruire le lecteur sans l'ennuyer. 

Cette plume déliée et ce foisonnement d'informations se mettent au service d'un destin exceptionnel, celui d'une femme à l'esprit remarquable mais au caractère parfois égoïste et intransigeant. Naturaliste émérite au physique peu avenant, Alma Whittaker est tourmentée d'abord par un amour à sens unique, puis par des appétits charnels d'autant plus dévorants qu'elle n'a personne avec qui les assouvir. La seule chose qu'elle sait faire, c'est vivre en recluse dans la propriété familiale où elle mène d'inlassables recherches sur les mousses. Il lui faudra attendre d'avoir, à l'aube de la cinquantaine, perdu presque tous ses proches pour renoncer à ses possessions matérielles et s'embarquer sur un navire à destination de l'autre bout du monde. A l'âge où la plupart des gens considèrent leur vie comme déjà faite et se contentent de poursuivre sur leur lancée, Alma remet courageusement en question jusqu'à ses certitudes les plus intimes. Et bien que son histoire soit très éloignée de la mienne, son cheminement a su me captiver et m'émouvoir. 

J'ai lu ce livre en anglais et ignore quelle est la qualité de la traduction française. 

mardi 2 septembre 2014

"Trente-six chandelles"


Allongé dans son lit en costume de deuil, ce 15 février, à l'heure de son anniversaire, Mortimer Decime attend sagement la mort car, depuis son arrière-grand-père, tous les hommes de sa famille sont décédés à 11h du matin le jour de leurs 36 ans.

Oui mais voilà, rien ne va se passer comme prévu - et Morty, qui se sachant condamné n'avait jamais osé faire le moindre projet amoureux ou autre, se retrouve tout à coup face à la perspective étourdissante d'une vie pareille à une ardoise blanche, une vie que ne marque plus aucune fatalité et dont il pourrait faire ce qu'il veut. 

Mais que veut-il, au juste? 

Et pourquoi a-t-il échappé à la malédiction familiale?

J'avais découvert Marie-Sabine Roger avec le bouleversant "La théorie du chien perché", et été beaucoup moins séduite par "La tête en friche", plein de bons sentiments mais un poil creux à mon goût. "Trente-six chandelles", qui vient juste de paraître, m'a attirée grâce à sa couverture poétique et sa présentation intrigante. Je l'ai lu presque d'une traite avec beaucoup de plaisir. On y retrouve une humanité parfois facile mais souvent touchante, ainsi que l'humour gouailleur, les personnages secondaires colorés, la fantaisie et la bienveillance qui caractérisent l'univers de l'auteur. En prime, l'histoire rocambolesque de Mortimer pousse, mine de rien, le lecteur à se demander s'il fait bon usage du temps qui lui est imparti. Et si Carpe diem est une leçon très souvent rabâchée par la littérature et le cinéma, c'est qu'il en existe peu d'aussi pertinentes. Une lecture qui fait du bien.

dimanche 24 août 2014

"Coeur glacé", ou la chronique d'un pauvre petit Occidental bien nourri


Très attirée par sa belle couverture embossée et ses dessins à l'aquarelle, je me suis jetée sur ce "Coeur glacé" hier lors d'un passage chez Brüsel, et je l'ai lu aussitôt attablée à l'Exki d'en face. Un quart d'heure plus tard, je le refermais complètement déprimée.

C'est l'histoire d'un mec ultra-ordinaire. Un Monsieur Tout-Le-Monde nettement moins rigolo que le mien. Il examine sa vie à la loupe, se pose plein de questions sur le monde qui l'entoure, fait des constats d'une banalité affligeante. Il n'a aucune raison d'être malheureux, pourtant il ne trouve de goût à rien. C'est le parfait occidental moderne sans véritables problèmes, qui souffre de sa vie trop facile et dépourvue de sens. L'exposé de ses angoisses existentielles et de ses bonnes intentions, j'aurais pu le faire, quasiment avec les mêmes mots, et j'ai trouvé ça assez effrayant.

"Avec ma femme, on aime bien de temps en temps faire un beau voyage. Aller à la rencontre d'autres cultures. En général, on ne suit pas les circuits touristiques classiques. On s'aventure hors des sentiers battus. Il nous est arrivé de côtoyer une misère noire, qu'on n'imagine pas dans nos régions. En même temps, ces gens ont très souvent un goût de la vie qu'on a perdu chez nous, une saveur, une authenticité, un sens de la fête, une convivialité, quelque chose d'indéfinissable. Ca m'a fait énormément réfléchir sur notre mode de vie occidental."

Certaines situations touchent juste jusqu'à la nausée: la soirée avec les amis où l'on parle immobilier autour de l'apéro, le SDF qui vient toquer à la fenêtre de la voiture et qu'on détourne la tête pour ne pas voir. Par moments, un peu d'humour grinçant sur la société de consommation ou les préoccupations des gens de différentes époques, le matin au réveil, vient pimenter l'atmosphère globalement plombante. Sans jamais prétendre dénoncer quoi que ce soit, sans même la moindre once de mépris pour son protagoniste mais avec une ironie assez lourde, "Coeur glacé" met en évidence l'insupportable vacuité des first world problems - les problèmes de la classe moyenne occidentale, disons.

Graphiquement, l'album est superbe, avec une majorité de ligne claire et d'aquarelle, mais aussi des emprunts à d'autres styles et même quelques photos ou illustrations de pub intégrées de manière très ingénieuse, ainsi que des dessins pleine page emprunts d'une poésie mélancolique. Bref, un album de très grande qualité, mais à ne pas mettre forcément entre toutes les mains!






mardi 19 août 2014

"Quinze minutes"


Artiste médiocre, Josh Winkler a épousé une femme dont l'activité de pédiatre le met à l'abri des soucis financiers. Il a une fille de 15 ans nommée Penny, qu'il adore, et un frère devenu idiot après qu'il l'ait sauvé de justesse de la noyade lorsqu'ils étaient enfants. Un jour, alors qu'il se promène dans les ruelles de sa petite ville, Josh rencontre une mystérieuse adolescente trempée de la tête aux pieds et vêtue comme au siècle dernier. Il constate alors que sa montre retarde d'un quart d'heure. Plus tard, il revoit l'inconnue. Elle s'appelle Constance, et elle a été projetée là depuis l'année 1908 sans savoir pourquoi ni comment. Josh décide de l'aider à rentrer chez elle. Mais son obsession pour les voyages dans le temps ne tarde pas à mettre sa propre famille en péril... 

J'ai reçu ce roman dans le cadre de la ronde des poches, et j'en ai attaqué la lecture presque immédiatement. Sa quatrième de couverture, qui parle d'un roman haletant comme un thriller, me paraît tout à fait trompeuse: au contraire, le récit est très lent, axé sur la vie intime et familiale du narrateur plutôt que sur la résolution d'une quelconque énigme surnaturelle. D'ailleurs, en le refermant, on n'est toujours pas plus avancé sur la cause des voyages dans le temps selon Charles Dickinson. Pour autant, "Quinze minutes" n'est pas dénué de charme. Il aborde un sujet classique de la science-fiction par un angle assez nouveau - même si les enjeux restent toujours identiques. Malgré sa réticence initiale, Josh se décide à influer sur les événements du passé au risque de chambouler complètement sa propre existence dans le présent. La fin un peu inattendue m'a paru trop rapide et assez frustrante. Dans l'ensemble, je dirais qu'ici, le voyage dans le temps sert juste de prétexte pour raconter la remise en question d'un homme qui s'était un peu laisser porter par la vie jusque là.

mardi 12 août 2014

"La Touchkanie"


Carnet de voyage dans un pays imaginaire (bien que fortement inspiré des anciennes républiques soviétiques), ce petit livre joliment illustré raconte les déboires des deux auteurs lors de leur séjour en Touchkanie: détenus 3 jours par des douaniers qui veulent leur extorquer un bakchich, logés dans un hôtel miteux alors qu'ils avaient réservé dans un 3 étoiles, intoxiqués aux abats de yak, détroussés par les autochtones, menacés par le dictateur local... On en frémirait pour eux si on n'était pas aussi occupé à glousser. C'est drôle, bien foutu, et ça donne envie de lire d'autres pseudo-guides aussi loufoques pour se réjouir de passer ses vacances dans un endroit sans histoire!

"Nous sommes un peu surpris par l'impétuosité des mendigots du cru. "Ca problème, consent Tirza. Mieux avant: on pouvait immoler eux à coups de bâton!" En Touchkanie aussi, les traditions se perdent..."

"Les Jorio l'ont fait ériger au XIIIème siècle sur la base du nombre d'or (1,618033988) - comme la pyramide de Kheops et le Pathénon -, mais pour des raisons pratiques, l'architecte Pitkvanlüfz a arrondi à 2... c'est ainsi que depuis sa construction, l'édifice qui était promis à l'éternité menace de s'effondrer."

"Au 14ème étage, les choses s'arrangent enfin. Il y a là un snack-bar (d'Etat), une boutique de souvenirs (d'Etat), et même des toilettes (hors d'état)."






"Avril enchanté"


"A tous ceux qui aiment les glycines et le soleil. Italie. Mois d'avril. Particulier loue petit château médiéval meublé bord Méditerranée." Du moment où elle découvre cette annonce un jour de pluie particulièrement déprimant, Mrs Wilkins, timide Londonienne mariée à un avocat aussi pingre de son argent que de son affection, n'a plus de cesse que de s'organiser des vacances de rêve au nez et à la barbe de son époux. Pour diminuer le coût de la location, elle entraîne trois autres femmes dans son aventure: la très pieuse Rose Arbuthnot, dont le mari écrit sous pseudonyme des bibliographies de courtisanes célèbres, l'acariâtre Mrs Fischer qui vit dans le souvenir des grands intellectuels qu'elle fréquentait autrefois, et la sublime Lady Caroline Dester qui n'aspire qu'à mettre un maximum de distance entre elle et ses innombrables prétendants. La beauté enchanteresse de San Salvatore va transformer les quatre femmes en profondeur...

Ecrit dans les années 20, "Avril enchanté" surprend par sa liberté de ton et son ironie très fine. Elizabeth von Arnim se moque gentiment de ses personnages, avec une belle irrévérence mais aussi beaucoup de tendresse et un style tout à fait savoureux. L'excellente traduction de François Dupuigrenet Desroussilles contient des ratiocinations, des irénismes et une flopée d'imparfaits du subjonctif - de quoi satisfaire tous les amoureux d'un certain langage fleuri. Véritable explosion de couleurs et de parfums, la peinture de la végétation au coeur de laquelle se niche San Salvatore évoque un jardin d'Eden aux vertus miraculeuses. Les tourments et les déboires des quatre vacancières témoignent du carcan des conventions de leur époque avec un humour qui ne fait pas oublier les avancées de la condition féminine au cours du dernier siècle. Bref, une lecture légère et pétillante, mais plus substantielle qu'il n'y paraît au premier abord. 

"Autrefois, ce seul mot était à la fois magique et rassurant. Ses amis de Londres, tous gens de son âge et de sa condition, avaient connu cet univers enchanté, pouvaient le comparer aux légèretés du temps présent, et savaient trouver dans le souvenir des grands hommes une consolation à la médiocrité vulgaire des jeunes gens qui, en dépit de la guerre qui en avait tué beaucoup, occupaient indûment la plus grande partie du monde."

"Mellersh, en dépit de son tempérament froid, se laissait même aller à des gestes de tendresse tout à fait inhabituels (...). Au cours de cette deuxième semaine au château, il lui arriva en effet de lui pincer non pas une oreille mais deux avant d'aller dormir. Très peu préparée à de pareils débordements, Lotty se demandait ce qu'il lui réservait pour la troisième semaine, lorsqu'il ne lui resterait plus de nouvelles oreilles à pincer."

samedi 9 août 2014

"Demain est un autre jour"


A la mort de sa mère bien-aimée, Brett Bohlinger s'attend à hériter de l'empire cosmétique familial. Perdu: Elizabeth ne lui a légué qu'une vieille liste d'objectifs que Brett s'était fixés à 14 ans, et qui ne correspondent plus du tout à la femme d'affaires trentenaire qu'elle est devenue. Enseigner alors qu'elle est directrice marketing et n'a aucune autorité sur les enfants? Acheter un cheval alors qu'elle vit en plein Chicago? Faire un bébé alors que son petit ami n'en veut absolument pas? Rétablir une bonne relation avec son père alors qu'il est mort depuis des années?  Pourtant, si elle veut accomplir les dernières volontés maternelles et toucher le pactole, Brett devra atteindre dix de ces objectifs avant le premier anniversaire du décès d'Elizabeth. Et très vite, elle va s'apercevoir à quel point sa mère avait tout prévu pour faire son bonheur fût-ce malgré elle...

Je suis passée plusieurs fois devant ce roman avant de me décider à l'acheter faute de lecture plus inspirante. D'un côté, je pressentais un facteur feel good toujours bienvenu; de l'autre, je craignais un taux de mièvrerie stratosphérique. Au final, le bilan est plutôt bon. Certes, l'histoire est complètement invraisemblable et sans grandes surprises. Il faut la prendre comme un conte de fées moderne dont la princesse serait forcée de se sauver elle-même (bien qu'avec force coups de pied maternels dans le fondement et l'aide attentive d'un charmant avocat). Mais si on veut bien laisser de côté toute aspiration à un quelconque réalisme, on passe un moment très agréable à lire les mésaventures de Brett, et parfois même, on est ému ou inspiré par ce qui lui arrive. "Demain est un autre jour" ne changera pas votre vie, mais si vous cherchez une lecture d'été légère, positive et pas trop cucul, vous pouvez y aller!

lundi 4 août 2014

"Park Avenue"


"En épousant Merrill par amour, le jeune avocat Paul Ross est entré dans le clan Darling avec tout son cortège de privilèges: un appartement sur Park Avenue, un job en or, des week-ends dans les Hamptons, et des soirées avec le tout-Manhattan. Mais bientôt, Wall Street plonge, et les grandes banques menacent de s'effondrer. Un scandale vient éclabousser la famille Darling, la propulsant sous les feux des médias, et Paul doit choisir son camp. Sauver sa peau en trahissant sa femme et les siens ou les protéger coûte que coûte..."

En l'espace de quelques jours, durant le week-end de Thanksgiving si cher aux Américains, on assiste à la chute d'une famille de la haute société new-yorkaise à travers de nombreux points de vue pas forcément liés a priori, mais qui finissent tous par se recouper. L'histoire est bien construite, savamment rythmée et presque aussi prenante qu'un thriller. Ancienne analyste chez Goldman Sachs, l'auteure maîtrise son sujet à fond mais parvient à ne pas perdre le lecteur dans les méandres techniques de la finance. Si elle traite ses personnages sans complaisance excessive, elle sait malgré tout ne pas tomber dans la caricature, et on se surprend à se demander ce qu'on ferait à la place de Paul Ross, le Candide confronté à un terrible dilemme moral. Un roman qu'on a du mal à lâcher avant la fin, ce qui en fait une parfaite lecture de vacances!

samedi 2 août 2014

"The imperfectionists"


Les derniers mois d'un journal international sur le déclin, vus à travers les mésaventures d'une dizaine de ses employés. En panne d'inspiration, le correspondant à Paris se résoud à mettre en danger la carrière de son fils et à inventer des informations pour tenter de faire publier un article. Fils d'un journaliste célèbre qui ne possède pas le talent de son père, le rédacteur des notices nécrologiques voit son existence bouleversée par la mort accidentelle de sa fille. Lasse de la solitude, la responsable de la rubrique financière se met en ménage avec un glandeur qui profite d'elle. Auteur d'une Bible de 1400 pages dont tout le monde se moque dans son dos, le chef correcteur vit dans l'ombre d'un ami d'enfance charismatique et doué, mais qui n'a jamais concrétisé les promesses de sa jeunesse. Vieille fille aigrie, une correctrice remâche à longueur de journée sa rancoeur et ses intentions de démissionner. Ancien étudiant en primatologie, le potentiel correspondant au Caire se fait exploiter par un collègue plus aguerri et sans scrupules. Détestée par tous ses collègues, la chef comptable est inopinément humiliée par un homme qu'elle vient de licencier... Entre les chapitres consacrés chacun à un personnage différent, des interludes narrent l'histoire du journal depuis sa création en 1954, à Rome. A mi-chemin entre le roman et le recueil de nouvelles, "The imperfectionists", le premier roman de Tom Rachman, a connu un très beau succès critique aussi bien que commercial. Je suis au regret de dire que malgré une structure intéressante et un sujet alléchant, il n'a pas su me charmer avec ses protagonistes pathétiques, aux histoires toutes plus déprimantes les unes que les autres. 

mardi 29 juillet 2014

"My real children"


Patricia est en maison de retraite. Et malgré son diagnostic de sénilité, son problème n'est pas d'avoir oublié des choses, mais de s'en rappeler trop. Elle jurerait avoir mené deux vies différentes. Dans l'une, on la surnommait Trish. Elle était mariée avec Mark, un homme froid et désagréable qui la rabaissait constamment, refusait qu'elle travaille et lui avait fait quatre enfants - mais bien que malheureuse, elle vivait dans un monde de tolérance et de paix. Dans l'autre, on l'appelait Pat. Elle avait une relation merveilleuse avec une autre femme, trois enfants conçus à l'aide d'un ami qui avait bien voulu servir de géniteur, une belle maison de vacances à Florence et une carrière épanouissante d'auteur de guide de voyages, mais le monde avait été ravagé par une guerre nucléaire...

J'ai fait des pieds et des mains pour me procurer le dernier roman de Jo Walton. Je l'ai cherché à Paris et à Bruxelles dans cinq librairies anglophones qui ne l'avaient pas en stock malgré sa sortie très récente, et de guerre lasse, j'ai fini par le commander sur Amazon. Oui, c'était un hardback; oui, il coûtait plus de 20€, mais j'avais été tellement enchantée par le réalisme magique de "Among others", et j'étais si motivée par cette idée de base prometteuse qu'il me le fallait absolument. 

J'ai vite déchanté. Narrées en parallèle, les deux existences de Patricia se résument à une énumération d'événements, une chronologie sèche et dépourvue d'émotion. Je me rends bien compte que 300 pages, c'est court pour raconter deux vies entières, mais il m'aurait semblé plus judicieux de se focaliser sur des moments-charnière ou des anecdotes parlantes, comme le fait Kate Atkinson dans "Life after life" - autre uchronie personnelle nettement plus réussie. Jamais on ne sait pourquoi le monde de Pat est si différent de celui de Trish, même si l'héroïne envisage que ça puisse être dû à un effet papillon généré par le fait qu'elle accepte ou refuse la demande en mariage de Mark (un Anglais ordinaire nullement impliqué dans la politique internationale).

Je me suis vaillamment mais fermement ennuyée jusqu'au dernier chapitre, que je ne peux que qualifier de grotesque dans sa façon de loucher vers "Le choix de Sophie". Pourquoi, arrivée à la fin de sa vie, Patricia se sent-elle tenue de choisir une de ses deux existences et de faire prévaloir un monde sur l'autre? C'est un mystère presque aussi épais que la façon dont laquelle une auteure capable d'écrire avec la sensibilité et le talent d'évocation dont elle fait preuve dans "Among others" a pu dans la foulée commettre un roman d'une platitude aussi abominable

samedi 26 juillet 2014

"Indigo"


"Un festival culturel rassemble pendant huit jours quatre Français, deux hommes et deux femmes, qui ne se connaissent pas. Une surprise attend chacun d'eux et bouleverse leur vie. De Delhi à Kovalam, ils voyagent dans une Inde sur le qui-vie où, juste un an après les attentats de Bombay, se fait sentir partout la menace terroriste. Une Inde où n'ont pas cours la légèreté et la raison française, où la chaleur exacerbe les sentiments, où le ciel avant l'orage est couleur indigo. Au bout du monde, les quatre Français se retrouve en huis clos, face à leur passé et à leurs limites." 

Bien que j'aie aimé plusieurs des ouvrages précédents de Catherine Cusset ("Le problème avec Jane", savouré pendant des vacances en Corse dans la fraîcheur de ma chambre alors que tout le monde était descendu à la plage, mais aussi "Confessions d'une radine" et "New York, journal d'un cycle"), je n'avais pas du tout prévu de lire "Indigo" dont le sujet ne m'attirait pas spécialement. Mais pour la deuxième fois d'affilée, je me suis aperçue arrivée à la gare que je n'avais pas emporté de quoi m'occuper durant un long voyage en train, et le Relay ne proposait qu'un choix réduit en matière de littérature. Plutôt mourir que lire du Musso, du Legardinier ou me taper le dernier Nothomb, et je ne suis pas fan de polar. Par élimination, ne restait qu'"Indigo".

Au final, je l'ai à peine entamé dans le train, mais dévoré d'une traite le lendemain à la terrasse du bar de la place de Monpatelin (devant un verre de punch rouge et trop sucré au lieu du mojito que j'espérais, parce que "c'est plutôt un bar de quartier ici, vous voyez?"). Comme souvent chez Catherine Cusset, les personnages sont présentés sous un jour peu sympathique, égocentrés au point qu'on a envie de leur foutre des claques. Une cinéaste qui a tout réussi dans sa vie se demande si elle ne serait pas responsable du suicide de sa meilleure amie. Un intellectuel vieillissant, obsédé par le sexe et persuadé que les femmes perdent tout intérêt après quarante ans, se retrouve pris au piège d'une paternité dont il ne veut pas. Une directrice de festival cruellement dépourvue de confiance en elle est confrontée à son grand amour de jeunesse, qui ne la reconnaît même pas. Enfermé dans son petit drame intérieur, chacun accumule les réflexions ridicules et passe totalement à côté des autres. Pourtant, on les observe avec fascination, un peu comme on écarquillerait les yeux devant une collision imminente: on attend de voir de quelle façon ils vont se manger un mur et s'ils vont s'en relever. Et la toile de fond de l'Inde en pleine psychose anti-terroriste est assez intéressante. Une lecture plus agréable qu'espéré, donc, servie par une écriture tout à fait dépourvue de sentimentalisme.

jeudi 24 juillet 2014

"Daisy: lycéennes à Fukushima"




Un mois après le tsunami de mars 2011, Fumi, qui était restée terrée chez elle jusque là, fait sa rentrée en terminale dans un lycée de la ville de Fukushima. Elle y retrouve les trois amies avec qui elle a formé le groupe Daisy. Moé, sage fille de député à qui ses parents font apprendre l'origami, joue de la batterie parce que c'est ce qu'elle a trouvé de plus éloigné d'elle. Mayu, issue d'une famille d'agriculteurs, se préoccupe avant tout de son look et rêve de devenir vendeuse au magasin 109, à Tokyo. Aya, fille d'un couple d'aubergistes qui ont changé leur établissement en refuge, raffole de mangas gays et accumule les heures de bénévolat auprès des enfants. Bien que très différentes les unes des autres, les quatre filles sont liées par leur amour pour la musique et par une amitié profonde. Mais la récente catastrophe nucléaire a bouleversé leur univers d'ados insouciantes et mis à mal leurs rêves d'avenir...

Je ne vais pas tourner autour du pot: ce manga en deux tomes de Reiko Momochi est un chef-d'oeuvre absolu. Pour construire son récit, l'auteure s'est appuyée sur les témoignages de rescapés du tsunami et de réfugiés de la région de Fukushima. Résultat: son histoire est criante de vérité, avec des phrases-choc toutes les deux ou trois pages. Elle dit le quotidien des gens confrontés à un ennemi invisible et insidieux - les radiations -, ignorant à quel point leur futur va en être affecté, des gens que le reste du pays traite en pestiférés (le petit ami tokyoïte d'une des fille la largue parce qu'il ne veut pas d'une future épouse en mauvaise santé; les clients du père de Mayu cessent d'acheter son riz pourtant certifié propre et le qualifient d'assassin), des gens partagés entre l'amour qu'ils portent à leur foyer ou leur région et l'envie de s'en aller le plus loin possible, des gens qui s'efforcent de prendre soin des plus démunis qu'eux et font preuve d'une solidarité bouleversante alors même que le gouvernement fuit ses responsabilités et tente de les endormir avec de belles paroles. Reiko Momochi n'est d'ailleurs pas tendre envers les autorités japonaises, qu'elle accuse ouvertement de crime envers la population. 

Pourtant, malgré une situation plus que plombante, elle réussit à insuffler une belle énergie à son histoire, à faire fleurir des pâquerettes fragiles mais obstinées dans la terre contaminée de Fukushima. Ses héroïnes gèrent toutes leur angoisse d'une façon différente: submergée par la honte et le chagrin, l'une tente de se suicider tandis que l'autre décide de se battre pour la survie de l'entreprise familiale et la réputation de son département. Afin de ne pas se laisser anéantir par la précarité de leur existence à un âge où elles devraient avoir toute la vie devant elles, Fumi, celle qui se pose le plus de questions, apprend à vivre "ici et maintenant" - à savourer tous les petits bonheurs qui passent à sa portée pendant qu'elle le peut encore. Pendant leur dernière année de lycée, chacune des quatre filles cherche son chemin bien plus encore qu'elle ne devrait le faire à l'orée de sa vie d'adulte. Et même irrémédiablement marquée par la catastrophe, chacune finit par trouver la paix intérieure. Oeuvre forte et émouvante à mettre entre toutes les mains (mais particulièrement celles des grands angoissés comme moi), "Daisy: lycéennes à Fukushima" est une ode à l'extraordinaire résilience de l'être humain et au pouvoir de la solidarité, en même temps qu'une série de beaux portraits de jeunes femmes confrontées à une épreuve dont elles sortent grandies. 

lundi 21 juillet 2014

"Le serpent d'eau"


Alors qu'elle se baigne dans la rivière, la brune Mila rencontre la blonde Agnès, une fille étrange et audacieuse dont les dents la fascinent immédiatement. Tandis que naît entre elles une amitié intense, faite de trouble et de transgressions, des rêves aquatiques commencent à hanter le sommeil de Mila. Puis le petit frère d'Agnès lui apprend que sa soeur est morte des années auparavant...

Inclassable et magnifique, "Le serpent d'eau" baigne d'un bout à l'autre dans l'onirisme et la fantasmagorie. Le graphisme de Tony Sandoval réussit l'alliance du merveilleux et de l'inquiétant sans verser dans un gothique convenu. Dans la première moitié, son rendu de la lumière et de l'air est tout à fait saisissant; j'avais l'impression de sentir le soleil et le vent sur ma peau. La seconde partie, beaucoup plus sombre, ne devient pourtant jamais lugubre. L'auteur maîtrise les codes de la culture fantastique et en joue d'une façon unique. Impossible de savoir quoi s'attendre d'une page sur l'autre; pourtant l'histoire est cohérente et se termine sans laisser le lecteur sur sa faim, tout en préservant une juste part de mystère. J'ai aussi beaucoup aimé l'ambiguïté des deux héroïnes, personnages forts et nuancés, à mille lieues de tous les clichés sur la féminité naissante. Un roman graphique envoûtant.




Cette planche, qui a servi comme couverture de la version anglophone, dégage une atmosphère radicalement opposée à celle de la couverture de la VF.

samedi 19 juillet 2014

"The hundred-year house"


"The hundred-year House", c'est l'histoire d'une maison peut-être hantée et de ses occupants successifs, dont le destin sera toujours marqué par une chance ou une malchance extrême. Depuis les Devohr, riches propriétaires à la famille décimée par la folie et les suicides, jusqu'aux artistes de la colonie installée là pendant la première moitié du vingtième siècle, tous verront leur vie irrémédiablement changée par leur passage entre les murs de Laurelfield. 

Sur cette trame déjà alléchante en soi vient se greffer une structure audacieuse: Rebecca Makkai a choisi de raconter son histoire à rebours. Ainsi, le roman commence au tournant du millénaire et s'achève par un prologue situé en 1900. En remontant le fil du XXème siècle, le lecteur attentif qui aura précédemment relevé certains détails étranges découvrira peu à peu leur explication et reconstituera par lui-même une grande partie des secrets de Laurelfield... et arrivé à la fin, il se sentira presque obligé de reprendre dès le début pour voir s'il n'a pas laissé passer certains éléments. 




J'aurais pu considérer "The hundred-year house" comme un chef-d'oeuvre à deux détails près. D'abord, le grand nombre des personnages signifie que l'auteur n'a pas pu développer beaucoup chacun d'entre eux, et comme la plupart sont assez irritants voire très antipathiques, on peine à s'y attacher. Ensuite, si les mystères séculiers trouvent tous une explication, je suis restée un peu sur ma faim quant à la résolution de l'aspect surnaturel de l'histoire. Malgré ça, le deuxième roman de Rebecca Makkai m'a tenue en haleine d'un bout à l'autre et procuré un grand plaisir de lecture.  

mardi 8 juillet 2014

"Le Peigne de Cléopâtre"


"Mari, Anna et Fredrik, trois amis de longue date, ont monté leur société au doux nom du Peigne de Cléopâtre. Leur créneau: résoudre les problèmes des gens. Chacun apporte ses compétences, qui en jardinage, qui en déco d'intérieur ou en comptabilité... et la PME se développe avec succès. Chacun patauge quelque peu dans sa propre existence, en quête d'identité ou d'âme soeuret trouve un réconfort non négligeable dans l'idée de venir en aide à autrui. Jusqu'au jour où une vieille dame se présente avec une étrange requête: elle souhaite que le Peigne de Cléopâtre élimine son mari. Difficile de résister à un filon qui promet d'être aussi lucratif, et les candidats se bousculent bientôt au portillon."

Pour être honnête, jamais je ne me serais laissé tenter par cette quatrième de couverture si "Le Peigne de Cléopâtre" n'avait pas été signé par Maria Ernestam, écrivaine suédoise dont j'avais adoré les deux premiers romans "Toujours avec toi" et "Les oreilles de Buster". L'idée de départ me faisait un peu penser à un roman de chicklit, mais je me disais que l'auteur saurait la traiter avec la noirceur réaliste qui caractérisait ses écrits jusque là, et créer des personnages forts dont elle parviendrait à faire accepter les décisions moralement douteuses. Hélas, je n'ai retrouvé ici aucune des qualités qui m'avaient séduite précédemment chez elle. Les trois héros m'ont paru inconsistants et dépourvus de tout intérêt malgré leur passé douloureux. Les dialogues m'ont fait grincer des dents tant ils sonnaient faux; l'artifice censé créer un certain suspens n'a pas du tout fonctionné pour moi, et j'ai failli attraper un torticolis à force de secouer la tête devant l'invraisemblance des situations. Louchant à la fois vers la farce, le roman psychologique et le thriller, "Le Peigne de Cléopâtre" tente de mélanger plusieurs genres littéraires et échoue de façon spectaculaire. 

mardi 1 juillet 2014

"Vieux, râleur et suicidaire - la vie selon Ove"


"Dans le lotissement où il vit depuis 40 ans, Ove est connu pour être un râleur de la pire espèce. Et maintenant qu'il ne travaille plus, il se sent seul et inutile. Il erre dans sa maison, fait des rondes pour relever les infractions des habitants du quartier. Jusqu'au jour où, las de cette routine, il décide d'en finir. Corde au cou, debout dans le salon, il est prêt à passer à l'acte... Mais l'arrivée de nouveaux voisins et d'un chat abandonné va contrecarrer ses plans. Interrompant sans le savoir ses différentes tentatives de suicide, ceux-ci vont peu à peu pousser Ove dans ses derniers retranchements et le ramener à la vie."

Je ne vais pas y aller par quatre chemins: ce premier roman du Suédois Fredrik Backman est une merveille d'humour grinçant et d'émotion, qui suscite autant de rires que de larmes. Ove est un homme comme on n'en fait plus: travailleur, intègre, fidèle, solide... mais aussi têtu comme une mule, fermé au progrès, totalement psychorigide, obsédé par sa consommation d'essence et par l'interdiction de rouler dans le lotissement où il vit. D'abord exaspérant, ce retraité bourru révèle peu à peu des traits de caractère qui en font un personnage aussi nuancé que profondément attachant. Il a vécu une magnifique histoire d'amour avec une femme qui était son opposé en tout, et qui lui donnait l'impression de "courir pieds nus dans son coeur". Il entretient depuis 40 ans une relation tumultueuse avec son voisin Rune, alternant les moments de complicité muette et d'affrontements acharnés. Et le jour où il décide qu'il n'a plus rien à faire en ce monde, plusieurs rencontres se chargent de le détromper sans que jamais il ne perde son immense mauvaise foi ou son inimitable sens de la répartie. Son histoire est un conte de fées réaliste dans lequel les marraines seraient un chat estropié, une Iranienne enceinte jusqu'aux yeux d'un époux totalement incapable, un jeune homosexuel tremblant de peur à l'idée de faire son coming out et un vieux monsieur atteint de la maladie d'Alzheimer que les services sociaux veulent enlever de force à sa femme. En les aidant, Ove s'aidera lui-même, pour le plus grand bonheur du lecteur conquis. J'aurais voulu que ce roman ne se termine jamais. 

mercredi 25 juin 2014

"Les gens heureux lisent et boivent du café"


Exceptionnellement, aujourd'hui, je n'avais rien emporté à lire dans le train. Je suis donc passée au Relay de la gare où, moyennant une poignée d'euros, j'ai acheté un roman de littérature populaire qui avait connu un joli succès l'an dernier. Je me disais que même si ça n'était pas inoubliable, ça me ferait sans doute passer un bon moment. Grosse erreur. "Les gens heureux lisent et boivent du café" restera certainement dans mes annales personnelles comme le plus mauvais bouquin qui me sera passé entre mes mains en 2014. Avec le même sujet (une femme en deuil qui reprend goût à la vie et à l'amour en Irlande), quelqu'un comme Maeve Binchy aurait pondu un roman-doudou plein de chaleur humaine, de personnages bienveillants dont on a envie de se faire des amis; elle aurait su créer une atmosphère délicieusement gaélique et faire habilement cheminer son héroïne de la douleur à l'espoir retrouvé. Là, c'est atroce. Entre une héroïne insipide, un héros antipathique au possible et des personnages secondaires archi-caricaturaux, pas un seul protagoniste attachant ou même vaguement crédible. De l'Irlande, on saura juste que les gens y sont très directs, que la météo change en un clin d'oeil et que dans les pubs, on paie les consommations à la commande. Les dialogues sonnent faux; l'histoire est archi-prévisible et le style d'une platitude effarante. Bref, on n'y croit pas une seconde et on s'emmerde copieusement. Ne vous infligez pas ça.