samedi 20 décembre 2014

"Erased"


Aspirant mangaka dont la carrière peine à décoller, Satoru Fujinuma travaille comme livreur de pizzas pour joindre les deux bouts. Effacé et peu enclin à s'ouvrir aux autres, il observe le monde qui l'entoure sans vraiment y prendre part. Pourtant, Satoru possède un don exceptionnel: chaque fois qu'une tragédie se déroule près de lui, il est projeté quelques minutes dans le passé pour empêcher qu'elle ne se produise. Un jour, en tentant d'arrêter le conducteur d'un camion fou, il est percuté par un autre véhicule et finit à l'hôpital. Sa mère, ancienne journaliste de télé et bonne vivante, débarque chez lui sous prétexte de l'aider pendant sa convalescence. Puis une autre "rediffusion" se produit, sans que Satoru ne parvienne à identifier la source du problème. Il demande l'aide de sa mère, et c'est elle qui réussit à empêcher un kidnapping. Un mécanisme fatal s'enclenche alors, qui fait ressurgir les souvenirs d'enfance oubliés de Satoru. L'année de ses dix ans, deux enfants de sa classe ainsi qu'une fillette d'une école voisine ont été assassinés par un pédophile...

C'est à Chouchou que je dois de m'avoir fait découvrir ce "thriller temporel" dont je n'avais pour ma part jamais entendu parler, mais dont j'ai dévoré les trois premiers tomes d'une traite. Kei Sanbe nous offre une histoire remarquablement bien ficelée, haletante et imprévisible, à l'occasion de laquelle il aborde de nombreux thèmes assez durs comme l'enfance maltraitée. Si son héros n'est guère sympathique de prime abord, cela lui laisse d'autant plus de marge pour grimper dans l'estime du lecteur au fur et à mesure qu'il se démène pour sauver ses proches et sa propre peau face à un assassin qui hante sa vie depuis 18 ans. Très vite, on est happé par l'alternance de moments poignants et de suspense presque insoutenable (vous auriez dû entendre mon cri de rage quand je suis arrivée à la fin du tome 3!). L'ensemble est plutôt noir et angoissant, pas du tout le genre de manga que je lis d'habitude - pourtant, je suis conquise à 100%, et je compte déjà les jours jusqu'à la parution du tome 4 fin février. Du grand art.

vendredi 19 décembre 2014

"Le bois du rossignol"


"Il est difficile d'obtenir un jardin sinistre, mais le vieux Mr Wither y était parvenu. 
Même s'il ne travaillait pas lui-même à celui de sa maison des environs de Chesterbourne, en Essex, son manque d'intérêt pour la terre et sa répugnance à dépenser de l'argent n'étaient pas sans influencer le jardinier. Le résultat était une pelouse souffreteuse et une rocaille plâtreuse où presque rien n'attirait le regard, tandis que des arbustes sans caractère proliféraient car Mr Wither appréciait leur capacité à meubler l'espace à peu de frais. Il tenait également à ce que le jardin fût soigné. Regardant par la fenêtre de la salle à manger par une belle matinée d'avril, il songea que les pâquerettes étaient vraiment une engeance. Il en voyait onze au beau milieu de la pelouse. Il devrait dire à Saxon de les enlever. 
Mrs Wither entra, mais il ne lui prêta aucune attention car il l'avait déjà vue."

Ainsi commence "Le bois du rossignol", écrit dans les années 30 par la poétesse et romancière Stella Gibbons qui égratigne gentiment tous les personnages de cette comédie "pétillante et poivrée", pour reprendre l'expression de l'éditeur. Qu'il soit de vieille noblesse, fraîchement parvenu ou issu du peuple, chacun d'eux est intimement ridicule et très peu héroïque. Viola, jeune veuve contrainte de se réfugier dans la sinistre maison de ses beaux-parents, est frivole et écervelée. Victor, le beau et riche célibataire qu'elle convoite sans trop y croire, est décrit par sa cousine comme "un néant bronzé". Hetty, orpheline recueillie par sa tante fortunée, rejette violemment son milieu et n'aspire qu'à mener une vie de misère romantique au milieu de ses chers livres. Mr Wither n'a qu'une préoccupation au monde: la santé de son argent, qui conditionne son humeur du matin jusqu'au soir. Madge, sa fille aînée, préfère les chiens aux humains. Tina, sa cadette, nourrit une attirance coupable envers le chauffeur de douze ans plus jeune qu'elle. Saxon, le chauffeur en question, est doté d'un physique séduisant, dur à la tâche mais calculateur et assoiffé de réussite sociale. Rien de bien glorieux, mais rien d'abominable non plus, et l'on rit sous cape des mésaventures de tout ce petit monde. Une lecture agréable.

vendredi 12 décembre 2014

"Porcelaine T1: Gamine"


Gamine des rues, abandonnée par son père qui doit revenir la chercher (mais quand?), elle survit en volant avec ses compagnons d'infortune. Un soir, sous prétexte qu'elle est la plus petite et la plus rapide d'entre eux, une grande de la bande la force à s'introduire dans la propriété d'un soi-disant "sorcier maléfique" pour y dérober de l'argenterie. En réalité, le propriétaire des lieux est un alchimiste inconsolable de la mort de sa femme. En cherchant à ramener cette dernière auprès de lui, il a découvert comment créer des automates de porcelaine qui lui servent de domestiques et de protecteurs. Cette gamine à la langue bien pendue le fait rire; alors, comme il se sent seul depuis trop longtemps, il décide de la garder chez lui... 

Pour donner une idée du contenu de cet album, mon libraire cite Ted Naifeh, Tim Burton et Harry Potter. L'éditeur, lui, mentionne Charles Dickens et Lewis Carroll. Et s'il est vrai que "Porcelaine" séduira sûrement les fans de ces auteurs/univers, le réduire à une série d'influences, si prestigieuses soient-elles, serait lui causer beaucoup de tort. Ce serait nier l'originalité de son atmosphère, l'envoûtement tissé par ce conte de fées dépourvu de méchant où les passages enchanteurs alternent avec les scènes inquiétantes et où l'horreur cueille le lecteur quand il s'y attend le moins - une horreur née non pas de la cruauté ou de la malveillance, mais de la misère et du chagrin. Oeuvre au scénario fort, servi par un graphisme plaisant (bien qu'il manque peut-être d'un petit grain de folie), ce premier tome constitue une histoire en soi. Mais je ne doute pas que lorsque vous l'aurez lu, vous brûlerez d'envie de vous jeter sur la suite - hélas pas encore publiée. En attendant, "Gamine" pourrait d'ores et déjà faire un excellent cadeau de Noël!




lundi 1 décembre 2014

"Le complexe d'Eden Bellwether"


Cambridge, de nos jours. Oscar Lowe, aide-soignant dans une maison de retraite, est envoûté par la musique qui s'échappe d'une église. En entrant pour l'écouter, il fait la connaissance d'Iris, la soeur de l'organiste, dont il tombe très vite amoureux. Iris le présente à son frère Eden, jeune prodige arrogant persuadé qu'il peut utiliser la musique baroque pour soigner par hypnose, ainsi qu'au petit groupe très soudé de leurs amis d'enfance. Tous étudiants et issus de familles riches, ils accueillent volontiers Oscar parmi eux - à l'exception d'Eden, qui dès le départ se montre hostile envers lui...

Si "Le complexe d'Eden Bellwether" est censé traiter de la frontière ténue entre génie et folie, il aborde aussi les sujets de la manipulation mentale, des dysfonctionnements familiaux, de l'amour naissant, de la vieillesse et de la fin de vie, des clivages sociaux... Cela aurait pu donner un roman très dense; au lieu de quoi, Benjamin Wood ne fait qu'effleurer chacun de ces thèmes sans jamais s'y engager complètement. Ses personnages souffrent du même problème: ils sont survolés, depuis le narrateur à la normalité d'une fadeur terrible jusqu'aux amis d'enfance Marcus et Yin à peine caractérisés par leurs origines étrangères, en passant par Eden lui-même, qui apparaît comme un gamin gâté et tête-à-claques bien davantage que comme un prodige charismatique mais inquiétant.

Le style est assez plaisant, et servi par une très bonne traduction; malheureusement, l'auteur énonce les choses sans les montrer, si bien qu'il peine à convaincre. Exemple: il mentionne que Jane, la petite amie d'Eden, se dévalorise constamment alors qu'elle est sans doute la plus brillante de tout le groupe, mais aucun détail ne vient jamais étayer cette affirmation. De la même façon, on sent qu'il tente de construire son livre comme un thriller, surtout sur la fin, mais le rythme est beaucoup trop lent pour que se crée la moindre tension, et par contraste, le dénouement brutal paraît presque bâclé. L'atmosphère ne parvient jamais à être évocatrice, et encore moins envoûtante comme le sujet l'aurait mérité.

En fait, à mes yeux, "Le complexe d'Eden Bellwether" souffre énormément de la comparaison avec "Le maître des illusions", avec qui il partage beaucoup d'éléments mais au niveau duquel jamais il ne parvient à se hisser. Le premier roman de Donna Tartt avait des héros vénéneux, une relation frère-soeur à l'ambiguïté dérangeante et un vrai suspense oppressant. "Le complexe d'Eden Bellwether", lui, n'a à l'instar de son personnage-titre que de grandes ambitions qui retombent à plat au bout de 500 pages. Je l'ai lu sans déplaisir, mais il ne me laissera aucun souvenir.

Livre reçu pour critique dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire Price Minister