lundi 27 août 2018

"Le grand Leader doit venir nous voir" (Velina Minkoff)


Eté 1989. Parce qu'elle est très bonne élève en cours de russe, Alexandra, une jeune Bulgare de 13 ans, a l'opportunité de participer à un camp de pionniers socialistes en Corée du Nord. Elle consigne toute l'expérience dans un journal. Avec sa naïveté d'adolescente endoctrinée, elle développe une admiration sans bornes pour Kim Jong-Il, le grand Leader dont elle espère bien recevoir la visite. Elle trouve tout formidable, s'enthousiasme pour la culture nord-coréenne, tombe passionnément amoureuse (deux fois!) et fait tourner ses chefs de groupe en bourrique en leur faussant sans cesse compagnie. Peu de temps après son retour à Sofia, le régime de Todor Jivkov tombera, et la vie des Bulgares s'en trouvera bouleversée - mais avec son insouciance coutumière, Alexandra s'adaptera très vite. 

"Le grand Leader doit venir nous voir", c'est un peu "Mes jolies colonies de vacances chez les jeunesses communistes". Si le concept peut d'abord sembler incongru, on ne tarde pas à plonger avec bonheur dans les aventures de sa turbulente héroïne. Alexandra est un pur produit du système socialiste, dont elle a intégré les valeurs et qu'elle ne songe pas un instant à remettre en cause. C'est aussi une ado très préoccupée de son look, qui passe du ravissement à la bouderie en un clin d'oeil. A la fois bonne élève soucieuse d'exceller et rebelle qui n'en fait qu'à sa tête, elle tyrannise volontiers ses copines et pense constamment aux garçons. Se trouver loin de son petit monde et de l'autorité parentale, dans un pays dont elle découvre la culture et avec de nouveaux amis qu'elle ne reverra jamais, exacerbe ses émotions d'une manière aussi risible qu'attendrissante. 

En filigrane de ce savoureux portrait, Velina Minkoff dépeint la fin d'une idéologie et des illusions de ceux qui y adhéraient, avec assez de recul pour que l'on retienne surtout la dimension humoristique de ce premier roman. 

Traduction de Patrick Maurus

Merci aux éditions Actes Sud pour cette lecture

vendredi 24 août 2018

"La papeterie Tsubaki" (Ito Ogawa)


Après le décès de la grand-mère qui l'a élevée, Hatoko est rentrée à Kamakura afin d'y rouvrir la papeterie familiale et de reprendre le flambeau d'écrivain public. Ses clients lui présentent parfois des requêtes surprenantes, telles que rédiger un faire-part de divorce ou des condoléances pour le décès d'un singe, mais la jeune femme les prend toujours au sérieux et les traite immanquablement avec la plus grande considération. Pendant sa première année d'activité, les rencontres s'égrènent...

J'ai lu tous les romans d'Ito Ogawa parus en français à ce jour: "Le restaurant de l'amour retrouvé", "Le ruban" et "Le jardin arc-en-ciel". Si j'ai toujours trouvé matière à les critiquer sur certains points, la rapidité avec laquelle je me suis jetée sur "La papeterie Tsubaki"  dès le jour de sa parution et l'ai dévoré dans la foulée prouve bien que malgré tout, cette auteure me tient sous son charme. J'apprécie de plus en plus son écriture très simple qui me gênait un peu au début, car malgré leur dépouillement stylistique, ses livres sont toujours des bijoux de délicatesse et de subtilité.

Ici, elle s'attache à dépeindre le travail d'un écrivain public (j'aurais aimé que la formule soit féminisée en français) avec un formidable luxe de détails: description et symbolique des instruments de travail, choix des formules de politesse et de l'alphabet utilisé pour rédiger certains termes en japonais... Même le timbre apposé sur l'enveloppe est considéré comme chargé de signification. Certains lecteurs trouveront tout cela bien fastidieux; pour ma part, j'ai été fascinée par la complexité du processus et le nombre inouï de codes liés à la calligraphie. J'ai également adoré l'atmosphère paisible de Kamakura au fil des saisons et l'existence quasi monacale mais intérieurement très riche de l'héroïne.

"La papeterie Tsubaki" parle de conflit de générations et de transmission, du sens qu'on peut donner à sa vie en mettant du coeur à son ouvrage, des petits bonheurs qui suffisent à remplir une existence, de l'importance de savourer le moment présent, des bienfaits du thé et de la nourriture, et puis aussi des liens miraculeux qui se tissent parfois entre des êtres que rien ne prédisposait au rapprochement. Amateurs de littérature japonaise et de récits contemplatifs, ne passez pas à côté de cette petite merveille. 

Traduction de Myriam Dartois-Ako

mardi 21 août 2018

"Brexit romance" (Clémentine Beauvais)


Marguerite Fiorel, 17 ans, est une soprano pleine de promesses mais qui manque encore d'expérience de la vie. Invitée à Londres pour chanter "Les noces de Figaro", elle s'y rend avec son professeur, le sévère Pierre Kamenev. Leur route croise celle de Justine Dodgson, créatrice d'une start-up secrète visant à organiser des mariages factices pour contourner les limitations imposée par le Brexit. C'est le début d'une série de trépidants chassés-croisés amoureux à la sauce britannique...

Après "Les petites reines" (que j'ai adoré) et "Songe à la douceur" (qui bien qu'étant un véritable tour de force stylistique m'a laissée assez froide), Clémentine Beauvais revient en cette fin d'été avec un roman très ancré dans l'actualité. Elle s'empare d'un véritable drame politique pour en faire une comédie pleine de piquant. D'une plume désinvolte et toujours aussi fantaisiste, sous laquelle perce sa tendresse pour la culture britannique, elle épingle gentiment les travers de tous ses personnages: la naïveté de la jeune et romantique Marguerite, les incohérences et le ridicule occasionnel de la bien intentionnée Justine, la rigidité cocasse de l'anachronique Pierre. Aucun d'eux n'est épargné, mais tous demeurent éminemment attachants. Ses traits les plus féroces, l'auteure les réserve à l'extrême-droite locale dont elle trace un portrait à la fois léger et plein d'un subtil vitriol, à l'occasion d'une mémorable scène de garden party qui m'a laissée partagée entre la consternation et le fou rire. Faites-moi confiance: cette "Brexit romance" est un délice acidulé à savourer de toute urgence!

Merci aux éditions Sarbacane pour cette lecture en avant-première

mercredi 15 août 2018

"Le jardin d'hiver" (Renaud Dillies/Grazia La Padula)


Sam travaille dans un bar, au coeur d'une ville grise et anonyme. Il n'a pas parlé à ses parents depuis des années et même s'il a une petite amie, il se sent déconnecté de tout. Jusqu'au jour où de l'eau commence à goutter de son plafond, et où il monte voir son voisin du dessus. Celui-ci le prend pour son fils, et Sam est si mal à l'aise qu'il s'enfuit sans chercher à résoudre le problème. Mais quelques jours plus tard, l'eau recommence à goutter, et Sam est bien obligé de retourner voir le vieux monsieur. Il est loin d'imaginer la découverte fantastique qu'il va faire...

Si c'est son graphisme qui m'a d'abord attirée, c'est la poésie de son scénario qui a achevé de me séduire. "Le jardin d'hiver" parle de solitude urbaine avec une délicatesse qui n'a d'égale que sa justesse. Son atmosphère mélancolique est si prenante que j'avais, en le lisant, l'impression d'entendre la pluie crépiter sur les vitres, de humer l'odeur du bitume mouillé, de sentir une chape invisible d'isolement peser sur mes épaules et une déprime ténue mais persistante s'insinuer jusque dans la moelle de mes os. Et la fin est une petite merveille d'espoir florissant. Je vous recommande chaudement cet album original et débordant de sensibilité. 

mardi 7 août 2018

"The bookshop of yesterdays" (Amy Meyerson)


Quand elle était petite, Miranda adorait son oncle Billy, un sismologue qui possédait une librairie à Los Angeles. Les chasses au trésor qu'il lui concoctait font partie de ses meilleurs souvenirs d'enfance, tout comme ses visites chez Prospero Books où elle avait toujours le droit de choisir un livre à emporter. Mais le jour de son douzième anniversaire, une horrible dispute a éclaté entre sa mère et Billy, et Miranda n'a jamais revu son oncle. 

Aujourd'hui, elle est prof d'histoire à l'autre bout du pays et vient juste d'emménager avec son petit ami quand elle apprend que son oncle est mort... en lui léguant Prospero Books et le premier indice d'un ultime jeu de piste. De classique littéraire en classique littéraire, Miranda va découvrir le secret que lui cachent ses parents et la raison pour laquelle Billy a autrefois disparu de sa vie. 

Une librairie, un secret de famille, un jeu de piste: "The bookshop of yesterdays" avait absolument tout pour me plaire. Hélas, il ne suffit pas toujours de mélanger les bons ingrédients. Pour obtenir un roman délicieux, il aurait également fallu que le secret soit moins transparent (c'est la première chose à laquelle j'ai pensé dès la scène de la dispute), et que Miranda ne soit pas tellement narcissique que la seule chose qui est allée crescendo tout au long de ma lecture, c'était mon envie de lui mettre des claques. Malgré une idée de départ fort intéressante, c'est un miracle que j'aie tenu jusqu'à la fin. 

lundi 6 août 2018

"Venise n'est pas en Italie" (Ivan Calbérac)


Emile Chamodot est en première, avec un an et demi d'avance. C'est le matheux de sa famille installée à Montargis. En attendant le permis de construire de leur future maison, ses parents et lui vivent dans une caravane au fond de leur terrain. Bien entendu, il n'est pas question que la jolie Pauline, gosse de riches et violoniste émérite pour qui notre héros en pince très fort, découvre que son père est un VRP amateur de maximes foireuses, que sa mère lui teint les cheveux en blond parce qu'elle le trouve plus beau ainsi, et que son frère aîné se spécialisait dans <s>le vol</s> l'emprunt de motos avant d'entrer dans l'armée. Quand elle l'invite à venir le voir en concert à Venise pendant les vacances de Pâques, Emile ne se tient plus de joie... jusqu'à ce que ses parents lui annoncent qu'ils vont l'emmener eux-mêmes en Italie.

C'est à la première personne et sous forme de journal intime qu'Ivan Calbérac a choisi de raconter quelques semaines mouvementées de la vie d'Emile: l'histoire de son premier amour, articulée autour d'un road trip familial cocasse. Mélange de sagesse précoce et de naïveté adolescente, son jeune protagoniste se débat entre l'amour immense qu'il voue à ses parents et la honte que ceux-ci lui inspirent constamment. Que le lecteur qui n'a jamais été mortifié par ses géniteurs à l'âge de 15 ans lui jette la première pierre! Drôle et touchant, "Venise n'est pas en Italie" mérite bien que vous lui fassiez une petite place dans vos lectures de vacances.

mercredi 1 août 2018

"Ivy & Abe" (Elizabeth Enfield)


Ivy Trent et Abe McFadden sont des âmes-soeurs, destinées à se rencontrer et à s'aimer. Mais selon le moment et les circonstances dans lesquels ils font connaissance, leur histoire ne prend pas du tout la même tournure...

L'uchronie personnelle est un de mes sous-genres favoris, et je dois dire que j'ai été particulièrement gâtée avec ce roman. Elizabeth Enfield prend le parti de présenter à rebours les différentes vies de ses héros: dans le premier chapitre, ils se rencontrent en 2026, quand ils ont 70 ans et sont veufs tous les deux; dans le deuxième, en 2015, alors qu'ils sont théoriquement libres tous les deux mais qu'Abe reste extrêmement présent dans la vie de son ex-femme; dans le troisième, en 2010, alors qu'Ivy se décide enfin à faire le test pour savoir si elle est porteuse du gène défectueux qui a condamné sa mère et son frère à une fin horrible... Et ainsi de suite jusqu'à leur enfance. 

L'auteure prend un malin plaisir à ne pas dissimuler sa main: ses personnages font très souvent référence au déjà-vu et aux notions de physique quantique régissant les univers parallèles, ce qui rend le lecteur encore plus complice du procédé de création que d'ordinaire. Et une botte de foin tombée d'un camion - l'instrument le plus aléatoire du monde - joue presque toujours un rôle crucial. Je la guettais dans chaque chapitre avec l'impression de voir une main géante descendre du ciel pour la saisir délicatement entre deux ongles et la jeter sur la route. Le truc pourrait paraître maladroit; je l'ai juste trouvé jubilatoire. 

J'ai aussi beaucoup aimé le fait que fondamentalement, Ivy et Abe restent les mêmes personnes dans toutes leurs vies. Ivy est conditionnée par son incertitude d'être ou non porteuse du gène défectueux, et très ambivalente par rapport au fait de découvrir de quoi il retourne; elle travaille toujours dans le tourisme et, quand elle ne rencontre Abe qu'assez tard, elle épouse toujours le même autre homme et a toujours avec lui les mêmes enfants. De son côté, Abe est toujours issu d'une famille nombreuse; il devient toujours concepteur de fontaines et il est toujours très attentionné mais aussi plutôt faible de caractère. 

Ce qui fait qu'une histoire d'amour va durer, ce n'est pas juste de rencontrer la bonne personne: c'est de la rencontrer au bon moment, affirme Elizabeth Enfield en présentant aussi des variations dans lesquelles les deux héros se passent à côté parce que les circonstances sont contre eux. Ce qui contrebalance assez bien le principe un peu trop romantique à mon goût des âmes-soeurs destinées l'une à l'autre. Et qui m'a fait adorer "Ivy and Abe".