samedi 23 décembre 2017

"Tortues à l'infini" (John Green)


C'est sûrement très snob de ma part, mais malgré mon amour pour la littérature jeunesse, je n'avais encore jamais rien lu de John Green, l'un des auteurs du genre qui a vendu le plus de livres ces dix dernières années. La faute au film tiré de "Nos étoiles contraires", dont on a tellement parlé que même sans l'avoir vu, j'en connais l'intrigue qui m'avait donné une impression d'insupportable sentimentalisme. Mais son nouveau roman, "Tortues à l'infini", qui met en scène une héroïne atteinte d'anxiété chronique, a réussi à éveiller ma curiosité.

Aza Holmes, seize ans, a perdu son père quand elle était enfant. Elle vit seule avec sa mère prof de maths et chérit comme des trésors la vieille Toyota Corolla de son père, baptisée Harold, ainsi que son téléphone sur lequel elle aime à revoir les photos prises avant sa mort. Aza souffre de troubles anxieux aigus, essentiellement focalisés sur les microbes et les germes. La moitié du temps, elle est absente au monde extérieur, entraînée par la spirale de ses pensées qui la persuadent que, puisque ses bactéries la contrôlent, elle n'est pas plus réelle qu'un personnage de roman. Malgré ça, elle entretient une relation très forte avec sa meilleure amie Daisy, feu follet passionné de Star Wars qui écrit des fan-fictions en ligne. Un jour, un magnat de l'industrie sur le point de se faire arrêter pour escroquerie disparaît dans leur ville. Aza se souvient qu'elle fréquentait autrefois un camp d'été avec son fils Davis, et Daisy, issue d'une famille pauvre, la convainc de renouer avec ce dernier pour tenter d'obtenir des renseignements qui leur permettront de toucher la récompense de cent mille dollars promise à quiconque permettra de retrouver le fuyard...

Si dans "A semi definitive list of worst nightmares", que j'ai lu peu de temps auparavant, le sujet de l'anxiété maladive était traité sur le mode du réalisme magique qui permettait d'en contrebalancer un peu la noirceur, ici, John Green opte pour une approche tellement réaliste-pas-magique-du-tout que, même si je n'en souffre plus moi-même, j'ai éprouvé un fort sentiment de claustrophobie tout au long de ma lecture. Parce que "Tortues à l'infini" est écrit du point de vue d'Aza, on se retrouve directement dans sa tête, pris entre la voix de sa raison qui tente de l'apaiser et la voix de son anxiété qui la pousse à avoir des comportements de plus en plus obsessionnels, de plus en plus extrêmes, de plus en plus déconnectés de la réalité. Les moments où elle finit par boire du gel anti-bactérien parce qu'il lui semble qu'elle est en train de pourrir de l'intérieur sont atrocement bien rendus, tout comme le rétrécissement progressif de la spirale de ses pensées, la sensation d'enfermement dans son propre esprit malade, l'impossibilité de toute fuite. Très réalistes aussi l'impuissance de l'entourage, la mère qui a déjà perdu son mari et ne sait pas quoi faire pour ne pas perdre aussi sa fille, la meilleure amie qui adore Aza mais doit supporter le fait que son angoisse l'empêche de s'intéresser vraiment à quoi que ce soit d'autre qu'elle-même, le désarroi de Davis qui, tombant amoureux d'Aza, doit accepter qu'il ne pourra jamais vraiment sortir avec elle parce que malgré toute sa patience et toutes ses attentions, l'état de la jeune fille ne va pas s'améliorer.

En vérité, c'est un roman dans lequel il ne se passe pas grand-chose: un embryon d'histoire d'amour touchante bien qu'avortée (ou plutôt, touchante parce qu'avortée), une histoire d'amitié assez jolie, la vague recherche d'un homme et d'un père défaillant sur tous les plans. Le véritable sujet de "Tortues à l'infini", c'est l'angoisse elle-même, si atroce pour celui ou celle qui la vit, si incompréhensible pour ceux qui ont la chance de ne pas en souffrir. Plus qu'un ouvrage de fiction, c'est presque un cas d'étude, qui se termine sans même offrir une note d'espoir - à peine un message de résilience. Du coup, je me demande à qui il peut bien plaire. Les personnes concernées risquent d'y voir un déclencheur; les personnes non concernées trouveront sans doute ça barbant. Mais moi, j'avoue: je l'ai beaucoup aimé. 

mercredi 20 décembre 2017

"A semi definitive list of worst nightmares" (Krystal Sutherland)


Esther Solar n'est pas une fille comme les autres. Ce n'est pas seulement à cause de sa façon de s'habiller (toujours avec un déguisement: aujourd'hui, le Petit Chaperon Rouge), ou même de sa famille dont chaque membre souffre d'une obsession unique et maladive. Quand elle se fait détrousser par Jonah Smallwood, un ancien camarade de classe, celui-ci lui prend son téléphone et la liste de ses pires cauchemars. Il lui rend le premier, dans lequel il a tout effacé hormis son propre numéro. Et la seconde lui inspire un défi: affronter les peurs d'Esther ensemble, une par une, chaque dimanche durant l'année à venir...

C'est toujours difficile de parler d'un livre qu'on a adoré et qu'on voudrait forcer tout le monde à lire. Pourtant, au premier abord, "A semi-definitive list of worst nightmares" n'a rien d'un inoffensif roman jeunesse. Les Solar souffrent d'une malédiction qui les condamne à avoir une grande peur dans la vie, et à mourir de l'objet de cette grande peur. Esther n'a pas encore trouvé la sienne, mais elle souffre déjà d'une anxiété généralisée galopante. Eugene, son frère jumeau, voit des démons et des monstres dans le noir, raison pour laquelle toutes les lumières sont allumées en permanence chez eux. Dépressif, il s'automutile et nourrit des pensées suicidaires. Peter, le père, est tellement agoraphobe qu'il n'est pas sorti de la cave depuis six ans, y compris quand une série de petits AVC a commencé à le pétrifier. Rosemary, la mère, est paralysée par ses superstitions et accro aux jeux d'argent, de sorte que parfois, les meubles partent au mont-de-piété et qu'il n'y a plus rien à manger dans la maison. Autour d'eux, Jonah est battu par son père et Hephzibah, la meilleure amie d'Esther, refuse de parler pour une raison inconnue.

Rien de bien riant en somme, d'autant que les maladies mentales des Solar sont dépeintes d'une façon criante de vérité. Et pourtant... Ce roman est aussi plein de fantaisie, d'humour, de bienveillance et même d'espoir. Dans ma tête, j'entendais ce que je lisais récité par la voix du narrateur de "Pushing daisies", série télé trop courte à laquelle je trouvais le même genre d'atmosphère. Le style vif et ironique de Krystal Sutherland est un pur régal. J'ai été enchantée par sa façon d'inclure des tas de petites listes dans sa narration, agréablement intriguée par l'histoire de Reginald Solar, le grand-père inspecteur de police qui entretient une drôle de relation avec la Mort, et touchée en plein coeur par certaines des choses que dit l'auteure sur l'amour et la vulnérabilité. La fin, qui arrive beaucoup trop vite et a réussi à me surprendre, est un bijou de douceur amère ou d'amertume douce. J'espère que "A semi definitive list of worst nightmares" sera rapidement disponible en français pour que je puisse l'offrir et le recommander à l'infini.

mercredi 13 décembre 2017

"Je ne suis pas d'ici" (Yunbo) et "Je suis encore là-bas" (Samir Dahmani)


Aujourd'hui, je vous présente un duo de romans graphiques de deux auteurs différents, parus chez deux éditeurs différents et pourtant intimement liés. 

Dans "Je ne suis pas d'ici", Yunbo raconte, au travers du personnage d'Eun-mee, son expérience de jeune Coréenne venue en France pour étudier le graphisme - le décalage culturel, l'apprentissage de la langue, les difficultés d'adaptation sociale. Si je trouve son dessin en noir et blanc extrêmement beau, j'avoue que son expérience m'a laissé une forte impression de déjà-lu: depuis quelques années, les mémoires d'Asiatiques débarqués à Paris foisonnent dans les librairies, et ayant tendance à me jeter dessus, je commence à avoir un peu fait le tour du sujet. Néanmoins, contrairement à beaucoup d'autres auteurs, Yunbo ne se contente pas de pointer que nos toilettes sont horribles ou nos services postaux en-dessous de tout. Au lieu de l'angle humoristique souvent adopté sur ce thème, elle opte pour une approche intime qui la pousse à se représenter avec une tête de chien afin de mieux illustrer son profond sentiment d'être une étrangère parmi son entourage.

J'ai tout de même été beaucoup plus intéressée par "Je suis encore là-bas", pendant de "Je ne suis pas d'ici" dans lequel Samir Dahmani - le compagnon que Yunbo a rencontré en France et qui l'a ensuite suivie en Corée - explore le thème du retour d'une expatriée dans son pays natal, la nostalgie du pays d'accueil, l'impression de n'avoir jamais été "de là-bas" et, maintenant, de ne plus être "d'ici". Son héroïne, qui a pris goût à une certaine liberté loin de sa famille, ne parvient pas à redevenir une fille obéissante dont la priorité serait de se marier avant d'être considérée comme trop vieille. Son écartèlement entre ses deux cultures est encore exacerbé par l'arrivée à Séoul d'un artiste français auquel elle va servir d'interprète pendant un mois.

Si ces deux romans graphiques peuvent tout à fait être lus séparément, et s'ils possèdent chacun son propre style graphique et ses propres mérites, ils représentent les deux faces opposées du déracinement et, pour cette raison, il me semble plus intéressant de les lire ensemble.

Merci aux éditions Warum et Steinkis pour cette lecture croisée.

mardi 12 décembre 2017

"Noël à la petite boulangerie" (Jenny Colgan)


Après "La petite boulangerie du bout du monde" et "Une saison à la petite boulangerie", Jenny Colgan conclut les aventures de Polly Waterford, son fiancé apiculteur Huckle, leur macareux domestique Neil et leur couple d'amis honteusement riches Reuben et Kerensa. Comme toujours, il y aura du pain et des pâtisseries, beaucoup de pain et de pâtisseries répandant leur bonne odeur à travers toutes les pages; une île de Cornouailles à laquelle on ne peut accéder la moitié du temps, un phare impossible à chauffer et des conditions météos pas toujours miséricordieuses, surtout en plein hiver. Il y aura des éclats de rire nerveux provoqués par le comportement outrancier de la famille Finkel. Il y aura des querelles amicales et amoureuses qui se termineront forcément bien, et aucune allusion à une actualité plombante parce qu'on est dans un roman feel-good. Mais il y aura aussi quelques passages un peu plus profonds ou émouvants, une réflexion sur les erreurs que l'on commet et la difficulté de faire la paix avec le passé. Sans être de la grande littérature, les bouquins de Jenny Colgan font généralement très bien leur boulot, et ce "Noël à la petite boulangerie" (que j'ai lu en anglais) est idéal pour savourer sous un plaid par une froide soirée de décembre, avec un chocolat chaud à portée de main.

mercredi 6 décembre 2017

"Les carnets de Cerise T5: Des premières neiges aux Perséides" (Joris Chamblain/Aurélie Neyret)


Pour ce dernier tome de ses aventures, le personnage mystérieux du carnet de Cerise, celui dont elle va s'efforcer de percer le secret, c'est... elle-même. Agée de maintenant 12 ans, la fillette se rend compte qu'elle a presque oublié son papa, mort quand elle était toute petite. Avec l'aide de sa maman, elle va tenter de reconstituer ses souvenirs de l'époque, de comprendre les sentiments qui perdurent dans son coeur depuis lors et la façon dont ils affectent son comportement. Et lorsqu'elle aura enfin fait la paix avec ce passé, sa maman lui offrira un avenir que Cerise n'imaginait même pas...

Depuis le début des "Carnets de Cerise", on sentait à quel point l'absence de son père pesait sur leur petite héroïne et troublait ses relations avec sa maman. Le problème construit petit à petit au fil des tomes précédents trouve ici une résolution à la hauteur de l'ensemble de la série, merveilleusement humaine et émouvante. Les auteurs racontent comment Cerise a rencontré les gens qui comptent le plus pour elle - ses amies Line et Erica, la romancière Annabelle Desjardins - et de quelle manière leurs vies en sont venues à s'emmêler. Ils offrent à la pré-adolescente un ultime retour sur les lieux importants de sa jeune existence avant de lui proposer un nouveau départ des plus excitants. La boucle bouclée, la série s'achève sur un vrai feu d'artifice... ou plutôt, une magnifique pluie de météores. Et ce cinquième et dernier tome confirme ce qu'on pressentait depuis le début: débordants d'imagination, d'aventure, d'amitié et de bienveillance, "Les carnets de Cerise" sont une oeuvre jeunesse absolument incontournable.

dimanche 3 décembre 2017

"Les enfants de Venise" (Luca di Fulvio)


A l'automne 1515, en Italie. L'orphelin Mercurio est devenu bien malgré lui le chef d'une petite bande d'enfants voleurs. Le jour où l'un d'eux est tué par un marchand qu'ils avaient détroussé, les autres s'enfuient de Rome pour échapper à la justice. Dans leur errance, ils tombent sur une bande de soldats revenant victorieux de Marignan. Lanzafame, leur capitaine, a récemment pris sous sa protection un escroc juif qui se fait passer pour un médecin: Isacco da Negroponte. Celui-ci a une fille, Giuditta, dont Mercurio tombe aussitôt amoureux. Mais le sort les fait arriver séparément à Venise, où chacun va devoir se battre pour survivre et se défendre contre ses propres ennemis...

Après le génial "Le gang des rêves", j'avais hâte de découvrir le deuxième roman traduit en français de Luca di Fulvio. Qui, malgré une période et un cadre radicalement différents, présente d'ailleurs beaucoup de similitudes avec le premier. Ici aussi, il est question d'un amour impossible à première vue entre deux jeunes gens que tout sépare. Ici aussi, le garçon est acculé par la misère, forcé de mener une existence criminelle - mais malin, ambitieux et déterminé à réussir. Ici aussi, la fille est juive et sa religion fait partie des obstacles entre eux.

Pour autant, "Les enfants de Venise" n'a rien d'une pâle redite, bien au contraire. Luca di Fulvio campe la Venise du 16ème siècle avec un luxe de détails historiques qui transporte le lecteur dans le temps et l'espace. Sur les traces de personnages secondaires nombreux mais tous très vivants (mon préféré: Scarabello, le chef de gang à la fois cruel et capable de compassion), il dépeint la misère avec un réalisme saisissant, relate la création du ghetto de Venise et l'apparition de la syphilis - appelée "mal français" - qui fait des ravages dans les rangs des prostituées. Amour, haine, fanatisme religieux, cupidité, jalousie, désir de vengeance: il convoque toute la panoplie des passions humaines pour la mettre au service d'une histoire haletante dont les chapitres défilent à toute allure. Parfait mélange d'histoire, de romance, d'intrigue et d'action, "Les enfants de Venise" est ce genre de roman que je conseille à tous les amoureux de littérature. 

Merci aux éditions Slatkine & Cie pour cette lecture.