jeudi 28 février 2019

"Yasmina et les mangeurs de patates" (Wauter Mannaert)


Malgré son jeune âge, Yasmina est déjà une cheffe émérite, qui réussit à préparer de savoureux petits plats à partir des légumes donnés par ses deux amis jardiniers Cyrille et Marco. Mais le jour où un méchant fabricant de patates en sachet rase les potagers pour y installer son usine, la fillette se retrouve bien embêtée. Ce n'est pas avec le maigre salaire d'Omran, son papa employé dans un fast-food, qu'elle va réussir à acheter des tomates à près de 3€ le kilo. Heureusement, elle arrive à se servir en douce dans le jardin qu'une mystérieuse voisine cultive sur le toit de son immeuble. Puis les patates en sachet envahissent les magasins, connaissant un succès fou, et les gens qui en ont mangé se mettent à se comporter très bizarrement... 

On aura compris depuis longtemps que je suis incapable de résister à une bédé culinaire. Mais outre son thème alléchant, "Yasmina et les mangeurs de patates" coche pratiquement toutes les cases de ce que j'adore en bande dessinée. Sur le plan graphique: absence de cases, longues plages muettes et néanmoins très parlantes, bâtiments vus en coupe et architecture originale, gros plans d'assiette, belles illustrations pleine page... Sur le plan de la narration, une jeune héroïne racisée, futée et militante du bien-manger, des personnages secondaires divers et attachants malgré leurs petits travers, des échanges hyper drôles (notamment entre le jardinier tradi et le fou du bio, ou entre Omran et ses collègues qui, voyant ses bento végétariens, soupirent qu'eux, sans viande et sans frites, ils ont de nouveau faim à 16h). Même si j'ai davantage aimé le côté "tranche de vie" de la longue mise en place que l'aventure qui s'emballe dans le dernier tiers, le récit est original et maîtrisé, sans aucun temps mort. Et malgré son côté parfois farfelu, il fait passer de très chouettes idées. Mon avis: il vous le faut. Pas encore convaincu? Allez lire les 24 premières pages ici

Traduction de Laurent Bayer



mercredi 27 février 2019

"Adieu, mon utérus" (Yuki Okada)


Yuki Okada a 33 ans, un mari très pris par son métier de mangaka, une petite fille de deux ans et demi et une carrière qui décolle enfin quand elle découvre qu'elle a un cancer du col de l'utérus. Dans ce manga en un seul tome, elle raconte son parcours depuis le diagnostic jusqu'à la radiothérapie qui a suivi son opération. Très angoissée de nature, elle doit faire le deuil d'un éventuel deuxième enfant, gérer l'idée d'une ménopause précoce, mais aussi apaiser les craintes de ses proches et gérer les répercussions matérielles que sa maladie va avoir sur eux. 

Le sujet n'est certes pas très gai, mais l'autrice ayant publié "Adieu, mon utérus" cinq ans plus tard, on sait d'entrée de jeu que son histoire se termine bien. Elle la raconte avec beaucoup de candeur et de sensibilité, sans toutefois s'apitoyer sur son sort. J'ai été particulièrement touchée par la solidarité entre elles et les autres patientes qui partagent sa chambre - la manière dont leur présence, qu'elle vit d'abord comme une agression, finit par lui apporter courage et réconfort. Toutefois, j'aurais aimé en savoir un peu plus sur l'après-hystérectomie. J'ai regretté qu'elle ne parle pas vraiment des suites de l'opération, des conséquences sur sa santé et sa forme physique, de ce que ça avait pu changer à sa manière d'appréhender la vie. Du coup, bien que ce manga soit intéressant, je l'ai refermé un peu frustrée. 

Traduction de Mireille Jaccard

mardi 12 février 2019

"La grande traversée" (Shion Miura)


Jeune homme discret et emprunté, Majimé se voit bombardé éditeur d'un dictionnaire en cours d'élaboration. Il ne le sait pas encore mais ce projet ambitieux, baptisé "La grande traversée", va prendre une quinzaine d'années de sa vie...

Enorme succès commercial au Japon, où il a également été adapté sous forme de film et de dessin animé, "La grande traversée" a pourtant mis du temps à me séduire. La quatrième de couverture laissait supposer une forte composante gastronomique à travers le personnage de Kaguya, dont Majimé est amoureux et qui est tout aussi obnubilée par la cuisine que lui par la lexicographie. En réalité, le sujet est à peine évoqué, ce qui m'a  déçue au point que j'ai failli abandonner ma lecture en cours de route. 

Et puis je me suis attachée à ce héros improbable qu'est Majimé. Un peu excentrique, il se fiche des apparences, ne se souciant que de faire le meilleur travail possible: approcher au plus près la vérité de chaque mot, en répertorier toutes les nuances possibles, décider quels termes désuets doivent être éliminés pour faire place à d'autres plus modernes. Un labeur de fourmi dans lequel il met toute son énergie et tout son coeur. Il n'a pour l'assister qu'une équipe réduite: deux hommes âgés spécialistes des dictionnaires, une secrétaire à mi-temps, un collègue désinvolte et moqueur qui va devenir pour lui un précieux allié, et plus tard, une jeune femme d'abord contrariée par sa mutation mais que l'enthousiasme de Majimé va gagner peu à peu. Malgré des années d'incertitude quant au sort de "La grande traversée", il fait preuve d'une obstination sans faille, d'un dévouement à la pureté contagieuse. 

J'ai aimé sa relation peu conventionnelle avec Kaguya, chacun se consacrant entièrement à sa passion et respectant celle de l'autre au détriment d'une vie de famille classique. J'ai aimé l'ambiance du service des dictionnaires, relégué par la maison d'édition dans un vieux bâtiment délabré, insuffisamment financé et considéré avec une pointe de mépris par les autres employés, mais qui se transforme en ruche bourdonnante durant la période de bouclage. J'ai aimé la plaisanterie pourtant pas très fine de Nishioka, prétexte à une annexe amusante à la fin du roman. Bref, même si ce n'était pas tout à fait le roman que je pensais lire lorsque je l'ai acheté, je l'ai finalement beaucoup apprécié. 

Traduction de Sophie Refle

dimanche 10 février 2019

"The Mussorgsky riddle" (Darin Kennedy)


Investigatrice psychique, Mira Tejedor est appelée au secours d'un garçon autiste de 13 ans qui a brusquement sombré dans l'apathie. Si d'ordinaire elle se contente de percevoir les émotions d'autrui, avec Anthony Faircloth, elle plonge dans un univers mental extrêmement codifié, structuré selon "Tableaux d'une exposition" du compositeur Moussorgski...

Voilà un policier fantastique fort original! L'héroïne mène l'enquête à la fois dans le monde réel et dans une oeuvre de musique classique dont chaque personnage est une émanation de la psyché fracturée d'un adolescent. Qu'est-ce qui a bien pu traumatiser Anthony au point qu'il se retranche totalement en lui-même? Bien qu'un peu lentes à mon goût, les révélations sont amenées avec beaucoup d'habileté et aboutissent à une résolution qu'on ne voit pas venir à vingt kilomètres. Intrigant et très réussi, "The Mussorgsky riddle" peut tout à fait se lire seul, mais l'auteur a écrit deux autres tomes avec la même héroïne et sur le même principe, sur lesquels je me pencherai probablement plus tard. 

jeudi 7 février 2019

"Dites aux loups que je suis chez moi" (Carol Rifka Brunt)


En 1987, dans l'Etat de NewYork. June a 14 ans lorsque son oncle adoré meurt du Sida. Finn était un artiste renommé qui venait juste d'achever un portrait de ses deux nièces. A son enterrement, June aperçoit un homme que sa soeur aînée Greta et leurs parents traitent d'assassin. Il s'appelle Toby, et il était le compagnon de Finn depuis presque dix ans. D'abord blessée d'apprendre que son oncle lui a caché tout un pan de sa vie, June trouve bientôt un message dans lequel Finn lui demande de veiller sur Toby, également malade et désormais seul au monde. Une amitié étrange naît entre eux...

On pourrait faire beaucoup de reproches au premier roman de Carol Rifka Brunt. June est l'archétype de l'ado maussade, persuadée que personne ne la comprend. Greta est jalouse et cruelle; leur mère, amère et injuste; leur père, falot et inexistant. Toby suscite la compassion mais se comporte en irresponsable total d'un bout à l'autreSérieusement, il n'y a pas un personnage pour rattraper l'autre - hormis Finn, sorte de saint intouchable mais essentiellement vu à travers les yeux de ses proches, sans qu'on sache à quel point l'image qu'ils s'en font correspondait à la réalité. 

Même avec des parents très pris par leur travail, June jouit d'une liberté de mouvement assez peu crédible pour son âge. Pourtant, son portrait psychologique est fouillé et accrocheur, notamment dans l'approche de ses sentiments les plus inavouables. Même si j'ai rouspété intérieurement tout le long, j'ai lu "Dites aux loups que je suis chez moi" presque d'un trait. L'autrice dépeint avec justesse les réactions que suscitait le Sida à la fin des années 80: la curiosité morbide du public, la honte de l'entourage, l'isolement des malades. Elle tisse des relations familiales complexes et douloureuses dans l'ensemble, mais leur offre une résolution aussi créative qu'émouvante. 

Traduction de Marie-Axelle de La Rochefoucauld

lundi 4 février 2019

"La fille dans l'écran" (Manon Desveaux/Lou Lubie)


Coline souffre d'une phobie sociale paralysante qui l'a conduite à abandonner ses études et se réfugier chez ses grands-parents, à Périgueux. Dans le cadre de son travail Une sur un projet d'album jeunesse, elle contacte Marley, une Française qui s'est installée à Montréal afin de poursuivre sa passion pour la photo, mais qui stagne dans un job alimentaire et une relation amoureuse insatisfaisante. Une complicité très forte se tisse entre les deux jeunes femmes par écran interposé...

La page de gauche pour Manon Desveaux qui dessine  Coline en noir et blanc, celle de droite pour Lou Lubie qui dessine en couleurs ce que fait Marley au même moment - avec l'inévitable décalage horaire dû à leurs deux pays de résidence. Cette disposition en vis-à-vis, qui permet de bien saisir le contraste entre la vie et la personnalité des deux héroïnes, donne également beaucoup de fluidité au récit à quatre mains. La phobie sociale de Coline et la pression que lui mettent ses parents, la routine dans laquelle Marley se sent de plus en plus enfermée et sa rébellion qui monte petit à petit sont rendus de manière réaliste et délicate à la fois. "La fille dans l'écran", c'est l'histoire de deux jeunes femmes qui vont n'en faire qu'à leur tête et résister aux conventions pour choisir leur propre chemin. Un roman graphique très réussi. 

samedi 2 février 2019

"Louis & Louise" (Julie Cohen)


En 1978, un bébé naît dans une petite ville du Maine. Sa mère est une reine de beauté locale; son père ingénieur travaille à l'usine de fabrication de papier créée par ses ancêtres et dont il héritera un jour. Ses meilleurs amis seront les faux jumeaux Allie et Benny; sa vocation sera l'écriture. Mais selon que ce bébé est fille ou garçon, sa vie en sera fondamentalement transformée...

...Ou pas, ai-je envie de dire après cette lecture frustrante. Le sujet de "Louis & Louise" était extrêmement prometteur, et le premier chapitre qui met en vis-à-vis les réactions à la naissance d'une fille et à la naissance d'un garçon m'avait vraiment donné de grands espoirs. Je pensais que Julie Cohen allait souligner toutes les manières dont les enfants puis les adultes sont socialement formatés en fonction de leur sexe, mettre en évidence les façons multiples dont cela influence leur parcours de vie. 

Au lieu de ça, elle se focalise sur un drame bien précis - qui certes se déroule différemment dans les chapitres consacrés à Louis et ceux consacrés à Louise. Mais les maintes autres problématiques que son idée de départ aurait pu l'amener à aborder sont juste balayées sous le tapis. Et comme Louis.e est bisexuel.le, même ses pulsions amoureuses restent identiques dans les deux versions. Dans chacune de ses incarnations, Julie Cohen lui fait répéter que l'important, ce n'est pas le sexe mais la personne, et de fait, son Louis et sa Louise sont fondamentalement les mêmes. Je ne suis pas du tout d'avis que nous possédons une nature intouchable qui échappe au conditionnement social, et en particulier au conditionnement de genre. Surtout, si c'était pour que l'histoire se termine de la même façon dans les deux cas, je ne vois pas l'intérêt de cette double narration.