jeudi 28 mai 2015

"Six half"


Lorsque Shiori, 16 ans, se réveille à l'hôpital après un accident de moto, elle a tout oublié de sa vie d'avant. Elle découvre bientôt que sa mère a quitté la maison quand elle était toute petite, que son père est mort d'un cancer peu de temps auparavant, que son grand frère Akio assume désormais le rôle de chef de famille et que sa petite soeur Maho la déteste. Elle n'est d'ailleurs pas la seule: quand elle retourne au lycée, Shiori s'aperçoit qu'elle traîne une réputation exécrable. Avant son accident, elle multipliait les liaisons amoureuses, se comportait comme une garce sans coeur vis-à-vis de ses "amies" et n'avait aucune considération pour sa famille. Sans être un ange, la nouvelle Shiori ne se reconnaît absolument pas dans cette fille, et bien qu'elle peine à trouver ses marques, elle en vient à appréhender que la mémoire lui revienne... 

L'amnésie, encore un thème rebattu en littérature. Pourtant, Ricaco Iketani (essentiellement connue pour son autre série "Lollipop") parvient sur cette base à tisser une histoire assez prenante. Comment ne pas s'imaginer à la place de Shiori, consternée de découvrir combien elle était antipathique jusqu'à son accident? Comment ne pas compatir aux problèmes qu'elle rencontre - pour s'intégrer au lycée, pour gérer la colère de son ex-petit ami qui ne la reconnaît plus, pour tenter de réparer sa relation avec Maho et... pour affronter les sentiments contre-nature que ne tarde pas à lui inspirer Akio? La nouvelle Shiori est un personnage bien plus sympathique que l'ancienne, mais néanmoins nuancé et surtout tourmenté par trop de questions sans réponse. Si "Six Half" ne rentrera pas dans le Top 10 de mes manga préférés de tous les temps, arrivée à la fin des 4 tomes disponibles, j'ai quand même envie de savoir ce que va devenir son héroïne - et de découvrir la signification de son titre aussi mystérieux que grammaticalement incorrect. 

vendredi 15 mai 2015

"Irmina"


Milieu des années 30. Pleine d'ambition, une jeune Allemande, Irmina, se rend à Londres pour y commencer une formation de secrétariat international. Elle y rencontre Howard Green, un homme de couleur étudiant à Oxford, auquel elle se sent liée dans sa recherche d'une existence indépendante. Mais cette relation trouve une fin abrupte quand Irmina, contrainte par la situation politique, doit rentrer à Berlin. Dans l'Allemagne national-socialiste, elle comprend vite que le confort auquel elle aspire ne sera possible que si elle ne remet pas en cause l'idéologie criminelle du régime...

Longue fresque historique au réalisme poignant, "Irmina" m'a d'abord séduite par la densité presque torturée de son dessin au crayon, avant de me captiver avec le glissement moral inexorable de son héroïne. Au début, Irmina est une jeune femme volontaire et idéaliste, bien décidée à rejeter les conventions pour tracer son propre chemin. Puis les circonstances se referment sur elle comme un piège, l'obligeant à remiser ses rêves pour mener l'existence d'une épouse rangée et d'une collaboratrice de plus en plus fervente d'un régime qu'elle haïssait au départ. Sa transformation progressive est aussi fascinante que glaçante. 

jeudi 14 mai 2015

"Allô, Dr. Laura?"


Nicole n'a jamais connu son père, mort d'un cancer du colon quand elle était toute petite. Enfant, elle voit défiler les autres maris que sa mère a choisis avec plus ou moins de bonheur. Elle est beaucoup plus jeune que ses deux demi-soeurs et ne ressemble à personne dans sa famille, ce qui lui donne l'impression de ne pas être à sa place. Devenue adulte, elle s'installe à Portland où elle monte un groupe avec sa petite amie Radar. Mais leur relation est houleuse et Nicole ne sait toujours pas trop où elle va. Jusqu'au jour où elle apprend qu'en réalité, son père est toujours vivant...

Petite brune tatouée, à frange et à lunettes rétro. Fille d'une mère excessive et difficile à gérer. Lesbienne. Féministe radicale. Végane qui recueille des poules SDF et les chiens de ses ex. Chanteuse et dessinatrice de bédé. Nicole J. Georges est tout cela, et elle met tout cela dans ses mémoires graphiques à la si jolie couverture - plus ses tâtonnements amoureux et son début de vingtaine passé au pays des hipsters. Un peu brouillon mais sincère, "Allo, Dr Laura ?" devrait enthousiasmer les amateurs de tranches de vie - et laisser les autres lecteurs complètement froids. 

vendredi 8 mai 2015

"PopCo"


Alice Butler, ex-créatrice de mots croisés, travaille désormais comme créatrice chez PopCo, le 3ème plus grand fabricant de jouets mondial. C'est une jeune femme solitaire et résolument anti-modes, qui évite ses collègues jusqu'au jour où tous sont conviés à un séminaire dans un somptueux manoir perdu au milieu des landes anglaises. Tandis qu'Alice travaille sur un projet hyper-secret visant à inventer le produit ultime pour le marché des adolescentes, elle commence à recevoir des messages codés qui font ressurgir ses souvenirs d'enfance. Son grand-père, cryptanalyste génial, avait trouvé la clé d'une énigme irrésolue depuis des siècles et, refusant de la dévoiler au grand public, en avait gravé la solution sur un collier qu'Alice porte autour du cou depuis l'âge de dix ans...

Autant vous prévenir tout de suite: je suis fan de Scarlett Thomas. J'ai lu tous ses romans à l'exception de la trilogie Lily Pascale, et si j'ai refermé la plupart d'entre eux avec un sentiment de grande frustration, je les ai tous trouvés intelligents et provocants, voire carrément brillants. Pour une raison que je m'explique mal, "PopCo", paru en 2004, avait jusqu'ici échappé à mon attention - une lacune à laquelle une visite chez Pêle-Mêle s'est chargée de remédier. Hourra pour les bouquineries! Car j'ai adoré "PopCo", bien plus encore que "The end of Mr. Y"

Il faut dire que même s'il n'est pas exempt de défauts, il cumule un nombre incroyable d'éléments qui ne pouvaient que me plaire. Les récits parallèles dans le présent adulte d'Alice et dans son enfance d'orpheline entourée de mystères. La place centrale de la cryptographie dans l'intrigue. L'héroïne en retrait de ses pairs, qui peine à s'intégrer du temps de son adolescence et finit par en faire un choix de vie. Le manifeste anti-capitaliste et pro-veganisme féroce, qui pouvait sembler naïf voire vaguement illuminé quand le livre a été écrit, mais qui prend des allures prophétiques aujourd'hui. La révolution proposée à la fin, que je ne veux pas spoiler mais à laquelle j'adhère totalement. Je trouve d'ailleurs qu'il y aurait matière à écrire, non pas une suite directe avec Alice comme héroïne (son histoire personnelle trouve une conclusion très satisfaisante, pour une fois!), mais un roman qui exploiterait cette idée à fond.

Alors, bon, c'est vrai qu'il ne se passe pas grand-chose: "PopCo" n'est pas un roman d'action et encore moins un thriller, comme la quatrième de couverture pourrait le laisser penser, mais plutôt un roman initiatique durant lequel on voit se former l'identité d'une jeune femme un peu à part et éclore ce qui deviendra sa philosophie de vie. Je pense que ça pourrait rebuter pas mal de lecteurs potentiels. Moi, ça m'a captivée d'un bout à l'autre. 

jeudi 7 mai 2015

"Histoire d'un couple"


Parce que Séoul est trop chère, trop polluée, trop bruyante, le dessinateur Yeon-Sik et sa jeune épouse décident de s'installer à une heure de la capitale sud-coréenne, dans une maison délabrée au pied de la montagne. Au début, ils sont émerveillés par la proximité de la nature (même si des bruits étranges les tiennent parfois éveillés nuit). Puis arrive le premier hiver glacial. Le chauffage au fioul coûte trop cher; il faudrait investir dans un poêle à charbon. Et aussi une voiture, pour ne pas perdre toute la journée chaque fois qu'il y a un déplacement à faire. Mais les travaux de commande de Yeon-Sik ne lui rapportent qu'une maigre pitance et il ne veut pas que So-Mi se préoccupe de l'argent, préférant qu'elle se consacre à ses projets personnels. Le couple a de plus en plus de mal à acheter de la nourriture et payer ses factures. Bientôt, on lui coupe même le téléphone et l'indispensable accès internet...

Cet énorme manhwa autobiographique (plus de 550 pages!) raconte comment l'auteur et sa femme ont, durant presque deux ans, tenté l'aventure de l'auto-subsistance et vécu dans des conditions extrêmement difficiles. Si So-Mi s'accommode assez bien de leur isolement, adore jardiner et garde toujours le moral, Yeon-Sik est rongé par son travail peu épanouissant et très mal payé, ainsi que par ses rapports avec son éditrice qui lui impose toujours des modifications à n'en plus finir. Son caractère colérique menace de lui faire péter les plombs chaque fois que des randonneurs viennent se garer sur son terrain ou y jettent des ordures. Il finira d'ailleurs par en tomber malade. Heureusement, malgré quelques disputes inévitables, le couple est solide et ressortira de cette épreuve plus soudé que jamais, plus conscient aussi du vrai sens de la vie. Malgré un graphisme un peu trop naïf à mon goût (surtout dans les visages des personnages), j'ai été très touchée par ce manhwa

mardi 5 mai 2015

"Carnets de thèse"


Jeanne Dargan a 27 ans, elle est prof de collège en ZEP et franchement, elle n'en peut plus. Alors, même si on lui a refusé un financement, elle décide de se lancer dans une thèse sur "Le motif labyrinthique dans la parabole de la loi du Procès de Kafka". Pleine d'enthousiasme, elle décrète qu'elle bouclera son travail en trois ans jour pour jour, et que son compagnon Loïc et elle seront le couple sur trois qui n'explose pas en vol pendant que l'un des deux partenaires est doctorant. 

Puis la secrétaire met un maximum de mauvaise volonté à traiter son dossier; on lui refile des cours sur une matière qu'elle ne maîtrise pas; l'université refuse de la payer; sa famille la prend pour une grosse glandeuse et son directeur de thèse ne répond pas à ses mails. Après des mois de procrastination pure, Jeanne se décide enfin à se mettre au travail. Elle case 64 heures de recherche par semaine à côté de son boulot à mi-temps, ne parle plus que de sa thèse, ne rêve plus que de sa thèse - mais passe tellement de temps à modifier son intitulé et son plan que deux ans plus tard, elle n'a toujours pas entamé la rédaction...

Autrefois, Tiphaine Rivière a tenté une thèse de littérature, et lâché l'affaire au bout de trois ans pour ouvrir un blog illustré: "Le bureau 14 de la Sorbonne" (sur lequel vous pouvez lire les premières pages de sa bédé). Elle sait donc très bien de quoi elle parle, et ses "Carnets de thèse" sentent le vécu à plein nez. Bien que raconté avec beaucoup d'humour, ce parcours de la combattante a quelque chose d'effrayant, non seulement à cause des obstacles administratifs rencontrés par Jeanne, mais surtout à cause de l'enfermement, du repli sur soi, du doute perpétuel auxquels la condamne son travail - tout ça pour, à la sortie, des débouchés plus que discutables dans sa branche. "Carnets de thèse" aurait pu s'appeler "Récit d'une aliénation volontaire". Malgré son ton léger et le plaisir que j'ai pris à le lire, sa fin me laisse sur un vague sentiment de gâchis humain.