lundi 26 décembre 2011

"Le dîner"



Aux Pays-Bas, deux couples ont rendez-vous dans un restaurant chic. L'un des hommes, pressenti pour devenir Premier Ministre, est un politicien populiste mais bouffi d'égoïsme et de suffisance. L'autre est son frère, et le narrateur de ce "Dîner". Agacé par les manières du personnel et plus encore par celles de son aîné, il ne peut s'empêcher de contredire celui-ci en tout. Au travers de divers flashbacks, on découvre que sa femme et lui forment un couple encore très amoureux après 20 ans de mariage, et que le style de vie du politicien leur apparaît inutilement tapageur, voire méprisant vis-à-vis du petit peuple. A l'occasion d'une discussion sur le dernier Woody Allen, ils s'indignent contre son machisme. Ce sont, selon toutes les apparences, ce qu'on appelle "des gens bien".

Pourtant, les deux couples sont là pour discuter d'une agression ignoble commises par leurs enfants chéris. Et tandis que les plats défilent sur la table, le narrateur dévoile peu à peu son passé inquiétant et ses pensées les plus noires, sa violence à peine contenue et son absence de repères moraux. Il découvre aussi les secrets que lui dissimulent sa femme et son fils unique. Le beau vernis de respectabilité tranquille se craquèle à toute allure et fait voler les apparences en éclats. Au final, le rustre prétentieux se révèle être la seule personne humainement décente du quatuor, alors que le narrateur et sa femme imaginent une solution abominable à leur problème. "Le dîner" est un long huis-clos durant lequel chaque geste, chaque attitude et chaque parole des protagonistes sont disséqués au scalpel - un scalpel trempé dans du vitriol. Ses 330 pages défilent très vite mais laissent un sale goût dans la bouche. Un bouquin glaçant, à réserver aux lecteurs qui ont déjà perdu toutes leurs illusions sur la nature humaine.

dimanche 25 décembre 2011

"Les enfants des cornacs"



C'est la photo de couverture signée Maïa Flore - une jeune artiste dont les oeuvres pleines d'une poésie onirique m'avaient fait craquer l'an dernier - qui a attiré mon attention sur ce roman traduit du danois.

"Sur une île mystérieuse au large du Danemark, un drame s'est produit. Le pasteur et sa femme, deux personnalités centrales de la vie de la communauté, ont disparu. Leur fils Peter, surdoué et curieux de tout, ainsi que sa soeur, la très perspicace Tilte, se lancent à leur recherche. Commence alors une épopée rythmée, jalonnée de rencontres cocasses et insolites."

C'est très difficile de parler d'un livre qu'on a beaucoup aimé, surtout lorsque ce livre est un peu atypique, autant par son propos que par le ton employé pour le développer. "Les enfants des cornacs" est bien, pour reprendre l'expression de l'éditeur, une fable philosophique initiatique dans laquelle un jeune héros extrêmement précoce s'interroge sur la religion et la liberté, tout en se confrontant au monde des adultes et à un premier vrai chagrin d'amour. C'est aussi un roman d'aventure mené tambour battant, où retournements de situation et péripéties rocambolesques s'enchaînent à toute allure. C'est une galerie de personnages tous plus savoureux les uns que les autres, avec des noms improbables, des dégaines à hurler de rire et des métiers pour le moins farfelus, où les femmes ne sont pas les moins nombreuses ni les moins remarquables. C'est enfin un livre excessivement drôle, et d'autant plus que l'humour s'y mélange de façon très réussie à la réflexion et à l'émotion.

"Ce qui cloche, c'est que mon frère est né huit cents ans trop tard. Il appartient au temps des chevaliers; il considère toutes les femmes comme des princesses que l'on approche tout doucement, par exemple en tuant des dragons (...). Les filles de Fino, elles, font du taekwondo et s'installent à Arhus dès seize ans, (...)et si jamais elle croisent un dragon, elles aimeraient sortir avec lui ou le disséquer pour en tirer un rapport de biologie."

"Papa est comme ça. Il pense faire preuve de la plus profonde charité chrétienne en disant aux gens qu'apprendre à le connaître constitue la chance de leur vie."

"A aucun titre on ne me fera jurer de la stabilité de Papa et Maman, loin de là. Mais il me semble qu'(...)au moment de partir, ils n'étaient pas plus timbrés qu'ils ne le sont en moyenne toute l'année."

"Il ne suffit pas d'évoluer: encore faut-il que ce soit dans le bon sens. Et pour l'heure, face aux coupures de journaux, Tilte et moi partageons l'idée que nos parents évoluent allègrement dans le sens d'une peine d'au moins huit ans de prison."

Je n'ose pas vous en dire davantage de crainte de gâcher le plaisir de votre découverte. Mais franchement, "Les enfants des cornacs" est un bouquin merveilleux qui devrait trôner sur la PAL de tout amateur de littérature un rien décalée.

samedi 17 décembre 2011

"La colère des aubergines"



Bien que je sois pas pas fan de nouvelles et évite généralement d'en acheter, un article de Funambuline m'a poussée à faire une exception pour ce recueil de Bulbul Sharma.

Ici, une grand-mère tyrannique veille jalousement sur ses bocaux de pickles; là, une parente pauvre exploitée par sa famille refuse pourtant l'émancipation; une fiancée voit ses parents rivaliser avec sa future belle-famille pour produire le festin de mariage le plus ahurissant; une femme quittée par son mari continue à le recevoir tous les dimanches midi pour déjeuner; une veuve est torturée par le jeûne religieux que lui impose sa belle-mère; une adolescente assiste à un étonnant pique-nique nocturne... Chacun des récits qui composent "La colère des aubergines" tourne autour de la nourriture et de la condition féminine. La première apparaît comme un élément central de la culture indienne, qui tantôt rapproche les gens et tantôt sème la discorde entre eux. La seconde semble produire deux types de femmes: des harpies qui régentent leur famille avec une poigne de fer, ou de pauvres créatures timides et soumises, écrasées par le poids des traditions.

Quant aux hommes, lorsque l'auteur les met - rarement - en avant, c'est pour les ridiculiser. L'un d'eux est l'objet de la guerre que se livrent sa mère et sa femme par petits plats interposés et se laisse gaver docilement pour avoir la paix; un autre est persuadé que tous les voyageurs mâles du train dans lequel il a pris place avec sa mère, son épouse et sa fille convoitent les appas de ces dernières; un autre encore est contraint de battre la campagne à la recherche des mets inédits qui sauront contenter son ogresse de femme. Et chaque nouvelle se conclut par la recette d'un ou plusieurs des plats qui y ont été mentionnés. C'est drôle; c'est très instructif pour qui s'intéresse à la société indienne et ça met l'eau à la bouche du début jusqu'à la fin. Mon premier Bulbul Sharma ne sera certainement pas le dernier.

lundi 12 décembre 2011

"Sunset Park"



De mon point de vue, on peut classer les romans de Paul Auster en deux catégories: les grandes fresques américaines (comme "Brooklyn Follies", "La nuit de l'oracle", "Moon Palace" ou"Léviathan") et les expérimentations littéraires, généralement doublées d'une réflexion sur la condition d'écrivain ("La Trilogie New-Yorkaise" ou "Dans le Scriptorium"). Autant j'adore les premières, autant les secondes m'ennuient à mourir.

Ca tombe bien: "Sunset Park" se classe résolument parmi les oeuvres les plus "classiques" de l'auteur. Rongé par le souvenir de la mort de son demi-frère, dont il se sent responsable, Miles Heller a fui sa famille et New-York où il avait grandi pour se réfugier en Floride. Au moment où sa liaison avec une mineure va l'obliger à disparaître une nouvelle fois, son vieil ami Bing lui propose de rejoindre la petite communauté de squatteurs qu'il a fondée à Brooklyn...

Comme "Invisible", le précédent opus de Paul Auster, "Sunset Park" est un roman assez court, caractérisé par la multiplicité des points de vue. Outre Miles, on suit ses trois colocataires - Bing, le grand nounours barbu qui tient un Hôpital des Objets Cassés; Ellen, une artiste refoulée que ses pulsions sexuelles inassouvies sont en train de rendre dingue; Alice, l'archétype de la fille formidable et de la thésarde studieuse - ainsi que ses parents séparés depuis belle lurette - Morris l'éditeur respecté mais menacé par la crise, Mary-Lee l'actrice vieillissante qui s'apprête à aborder un rôle difficile au théâtre. L'auteur réussit à faire de chacun d'eux une personne vivante et complexe, hautement imparfaite mais à la trajectoire parfaitement compréhensible. Plus encore que son style dont j'apprécie la fluidité, c'est cette belle empathie envers la nature humaine qui me fait apprécier Paul Auster. Je regrette un peu qu'il se contente d'effleurer l'angle social qui aurait pu être très intéressant à explorer, mais son propos n'a jamais été politique.

Par contre, la fin... Cette fin en queue de poisson qui laisse Miles à un tournant crucial, confronté à un choix qui modèlera peut-être toute la suite de sa vie, m'a remplie d'une profonde frustration. C'était bien la peine de suivre, pendant 300 pages, son cheminement vers une forme de rédemption pour l'abandonner alors même que tout ce qu'il a accompli est remis en cause! J'imagine que, de la part d'un auteur aussi chevronné que Paul Auster, il s'agit d'une décision mûrement réfléchie. Mais franchement, du point de vue du lecteur, ça ressemble surtout à une façon désinvolte de terminer un bouquin pour lequel on n'imaginait pas de conclusion satisfaisante.

samedi 10 décembre 2011

"Whiskey & New York"



Julia Wertz, pas encore 25 ans au compteur, quitte San Francisco où elle a toujours vécu et part s'installer à New York. Entre deux boulots minables dont elle finit toujours par se faire virer très rapidement, elle dessine sa vie de galère: les appartements miteux à Brooklyn, les clochards qui l'agressent verbalement dans la rue, les cuites qu'elle se prend avec une régularité alarmante, les séances de cinéma qui occupent ses après-midi... Julia porte des fringues pourries qu'elle n'a aucune intention de changer; elle se nourrit de junk food, est incapable de se trouver un petit ami et culpabilise de ne pas être restée auprès de son frère toxico pour le soutenir. Bref, son histoire est légèrement déprimante, mais aussi assez réaliste pour qui s'imagine New York comme une Terre Promise. J'aime beaucoup quand Julia dessine les rues de la ville, ses façades ou l'intérieur des appartements dans lesquels elle habite; ses personnages, par contre, me font penser à de vieux comic strips ringards. "Whiskey & New York": une lecture pas nécessairement indispensable, mais qui ne m'a pas donné l'impression de perdre mon temps.

mercredi 7 décembre 2011

"Le voyage de cent pas"



"Mon nom est Hassan Haji. Deuxième d'une famille de six enfants, je suis né au-dessus du restaurant de mon grand-père situé Napean Sea Road dans Bombay Ouest, bien avant que cette métropole ne soit rebaptisée Mumbai. J'ai tendance à penser que mon destin était scellé d'avance, car mon premier éveil à la vie fut l'odeur du machli ka salan, le curry de poisson épicé, qui montait à travers les lattes du plancher jusqu'à mon berceau (...). Aujourd'hui encore, je me souviens de la sensation des barreaux de mon lit pressés contre mon visage de bébé tandis que, le nez levé, je humais ce paquet aromatique de cardamome, de têtes de poissons et d'huile de palme qui m'invitait déjà, en dépit de mon jeune âge, à découvrir et à savourer les richesses incommensurables du monde extérieur."

Ainsi commence "Le Voyage de Cent pas", premier roman de Richard C. Morais dont l'adaptation cinématographique est déjà en cours. Et contrairement à ce que son titre prête à croire, ce sont des milliers de kilomètres que Hassan Haji va parcourir avant de devenir un grand chef cuisinier. Son enfance à Mumbai, à la frontière entre le bidonville et le quartier riche, s'achèvera par une tragédie qui décidera son père à immigrer en Angleterre. Après quelques années à Londres, le destin conduira toute la famille à s'installer dans le petit village de Lumière, au milieu des montagnes du Jura. Là, le père d'Hassan tentera de monter un restaurant indien et se heurtera à l'implacable inimitié de sa voisine Gertrude Mallory, une fervente défenderesse de la tradition culinaire française...

Le voyage et la cuisine étant deux de mes thèmes favoris en littérature, je ne pouvais manquer d'apprécier les savoureuses aventures d'Hassan Haji. C'est vrai que l'histoire est plus intéressante que son héros, un peu transparent à mon goût. C'est vrai aussi que le grand bond en avant entre le moment où il quitte Lumière simple apprenti cuisinier et le moment où on le retrouve à Paris, propriétaire de son restaurant et titulaire de deux étoiles décernées par le Guide Michelin, résume très rapidement un pan de sa vie qu'il m'aurait paru intéressant de détailler. Au lieu de quoi, on a droit à une critique des guides gastronomiques et du système fiscal français qui tombe un peu comme un cheveu sur une soupe jusque là délicieusement parfumée. Malgré ces quelques réserves, "Le voyage de cent pas" reste un roman à dévorer avec gourmandise.