C'est sûrement très snob de ma part, mais malgré mon amour pour la littérature jeunesse, je n'avais encore jamais rien lu de John Green, l'un des auteurs du genre qui a vendu le plus de livres ces dix dernières années. La faute au film tiré de "Nos étoiles contraires", dont on a tellement parlé que même sans l'avoir vu, j'en connais l'intrigue qui m'avait donné une impression d'insupportable sentimentalisme. Mais son nouveau roman, "Tortues à l'infini", qui met en scène une héroïne atteinte d'anxiété chronique, a réussi à éveiller ma curiosité.
Aza Holmes, seize ans, a perdu son père quand elle était enfant. Elle vit seule avec sa mère prof de maths et chérit comme des trésors la vieille Toyota Corolla de son père, baptisée Harold, ainsi que son téléphone sur lequel elle aime à revoir les photos prises avant sa mort. Aza souffre de troubles anxieux aigus, essentiellement focalisés sur les microbes et les germes. La moitié du temps, elle est absente au monde extérieur, entraînée par la spirale de ses pensées qui la persuadent que, puisque ses bactéries la contrôlent, elle n'est pas plus réelle qu'un personnage de roman. Malgré ça, elle entretient une relation très forte avec sa meilleure amie Daisy, feu follet passionné de Star Wars qui écrit des fan-fictions en ligne. Un jour, un magnat de l'industrie sur le point de se faire arrêter pour escroquerie disparaît dans leur ville. Aza se souvient qu'elle fréquentait autrefois un camp d'été avec son fils Davis, et Daisy, issue d'une famille pauvre, la convainc de renouer avec ce dernier pour tenter d'obtenir des renseignements qui leur permettront de toucher la récompense de cent mille dollars promise à quiconque permettra de retrouver le fuyard...
Si dans "A semi definitive list of worst nightmares", que j'ai lu peu de temps auparavant, le sujet de l'anxiété maladive était traité sur le mode du réalisme magique qui permettait d'en contrebalancer un peu la noirceur, ici, John Green opte pour une approche tellement réaliste-pas-magique-du-tout que, même si je n'en souffre plus moi-même, j'ai éprouvé un fort sentiment de claustrophobie tout au long de ma lecture. Parce que "Tortues à l'infini" est écrit du point de vue d'Aza, on se retrouve directement dans sa tête, pris entre la voix de sa raison qui tente de l'apaiser et la voix de son anxiété qui la pousse à avoir des comportements de plus en plus obsessionnels, de plus en plus extrêmes, de plus en plus déconnectés de la réalité. Les moments où elle finit par boire du gel anti-bactérien parce qu'il lui semble qu'elle est en train de pourrir de l'intérieur sont atrocement bien rendus, tout comme le rétrécissement progressif de la spirale de ses pensées, la sensation d'enfermement dans son propre esprit malade, l'impossibilité de toute fuite. Très réalistes aussi l'impuissance de l'entourage, la mère qui a déjà perdu son mari et ne sait pas quoi faire pour ne pas perdre aussi sa fille, la meilleure amie qui adore Aza mais doit supporter le fait que son angoisse l'empêche de s'intéresser vraiment à quoi que ce soit d'autre qu'elle-même, le désarroi de Davis qui, tombant amoureux d'Aza, doit accepter qu'il ne pourra jamais vraiment sortir avec elle parce que malgré toute sa patience et toutes ses attentions, l'état de la jeune fille ne va pas s'améliorer.
En vérité, c'est un roman dans lequel il ne se passe pas grand-chose: un embryon d'histoire d'amour touchante bien qu'avortée (ou plutôt, touchante parce qu'avortée), une histoire d'amitié assez jolie, la vague recherche d'un homme et d'un père défaillant sur tous les plans. Le véritable sujet de "Tortues à l'infini", c'est l'angoisse elle-même, si atroce pour celui ou celle qui la vit, si incompréhensible pour ceux qui ont la chance de ne pas en souffrir. Plus qu'un ouvrage de fiction, c'est presque un cas d'étude, qui se termine sans même offrir une note d'espoir - à peine un message de résilience. Du coup, je me demande à qui il peut bien plaire. Les personnes concernées risquent d'y voir un déclencheur; les personnes non concernées trouveront sans doute ça barbant. Mais moi, j'avoue: je l'ai beaucoup aimé.