jeudi 29 mai 2014

"Bouche d'ombre: Lou 1985"


1985. Lou, 16 ans, mène une vie très ordinaire entre sa bande de potes et le lycée où elle est élève de première. Jusqu'au jour où un de ses amis suggère une séance de spiritisme qui va entraîner le suicide de Marie-Rose, une de leurs camarades récemment arrivée d'Haïti. Lou se met alors à voir des fantômes, d'abord la nuit, puis même en plein jour. Sans le vouloir, elle est devenue une porte entre deux réalités. Mais pourquoi elle, et surtout, que lui veulent les esprits de ces femmes mortes?

Carole Martinez, auteur du roman "Le coeur cousu", poursuit son exploration de l'univers des sorcières et des médiums dans le premier tome d'une future tétralogie pour laquelle elle s'est associée à la dessinatrice Maud Bégon. Etant née plus ou moins à la même période que Lou, j'ai aimé la façon dont la scénariste restitue l'univers d'une adolescente des années 1980. J'ai aimé aussi que jusqu'au moment où son monde bascule, l'héroïne soit une jeune fille bien dans sa peau mais en rien exceptionnelle, et que parmi ses amis on trouve un Beur et une métisse, une punk et deux garçons homosexuels, un fils de boulanger et un gamin issu de la haute bourgeoisie. J'ai aimé, enfin, le dessin au crayon et le graphisme très personnel de Maud Bégon, qui évite l'écueil de la noirceur dans les scènes les plus dramatiques ou potentiellement lugubres.

Aux premières pages dont l'histoire se déroule durant le Moyen-Age, et aux esprits qui se rassemblent autour de l'héroïne endormie à la toute fin, on devine que plusieurs périodes historiques vont s'entremêler dans la suite de la série. De ce point de vue, "Lou 1985" excite la curiosité du lecteur mais le laisse un peu sur sa faim. Il faudra attendre le deuxième tome pour juger si ce début intrigant tient ses promesses. 

mercredi 28 mai 2014

"Les vieux fourneaux T1: Ceux qui restent"


Ce sont trois amis d'enfance. Il y a d'abord Pierrot, le syndicaliste anarchiste qui, à la tête d'une bande d'aveugles, fout le boxon dans les réceptions huppées ou glisse des allumettes dans les serrures des agences bancaires pour empêcher leur ouverture. Il y a Mimile, qui moisit maintenant à dans une maison de retraite au nom malheureux de Meuricy, mais qui a fait trois fois le tour du monde en bateau et dont le corps est entièrement couvert de tatouages. Et puis il y a Antoine qui vient de perdre sa bien-aimée Lucette - Lucette le feu follet qui faisait tourner les têtes dans leur jeunesse, Lucette qui a quitté la grande entreprise pharmaceutique où ils s'étaient rencontrés pour créer un petit théâtre de marionnettes appelé le Loup en Slip et sillonner les routes de campagne au volant d'une camionnette rouge. Quand, le lendemain des obsèques, Antoine ouvre la lettre qu'elle lui avait laissée et apprend le secret qu'elle lui cachait depuis plusieurs décennies, il voit rouge. Attrapant son fusil, il se lance dans un road trip vengeur, direction la Toscane...

Certaines personnes craquent devant les bébés. Moi, ce sont les personnes âgées qui m'émeuvent - au point que j'ai fait du bénévolat auprès d'elles avec les Petits Frères des Pauvres, il y a fort longtemps. Et puis j'avais récemment lu et adoré une autre histoire de Lupano (le tome 2 d'"Azimut"). Alors, je me suis laissé tenter par cette nouvelle série dessinée par Cauuet, et je ne l'ai pas regretté. Dans "Les vieux fourneaux", il y a de la critique sociale, des personnages hauts en couleur, des dialogues hilarants, de l'amitié qui fait chaud au coeur, des situations cocasses et de la nostalgie qui ne vire jamais à l'apitoiement. La page 21, complètement muette, montre Antoine en train de rêver à ses jeunes années avec Lucette en serrant contre son coeur une des marionnettes de son théâtre. Je suis tombée en arrêt dessus, et mes yeux se sont remplis de larmes d'émotion. Trois pages plus tard, je me mettais à rire aux éclats (ce qui m'arrive très rarement en lisant), et je n'arrêtais plus jusqu'à la fin. J'ai ponctué ma lecture d'au moins une dizaine de "Formidable, cette bédé est vraiment formidable". Son côté humaniste m'a fait penser aux histoires de Zidrou. Mais la gouaille de ses héros, Pierrot en tête, n'appartient qu'à eux. Un énorme coup de coeur que je vous recommande très chaudement. 

jeudi 22 mai 2014

"The postmortal"


Imaginez un futur proche où l'on découvrirait un remède contre le vieillissement qui, après de nombreux débats politiques et moraux, serait mis à la disposition du grand public. Mais l'immortalité possède elle aussi ses inconvénients: terroristes biologiques au crâne peint en vert, surnommés les trolls; programmes d'euthanasie du gouvernement débordé par le nombre de bouches à nourrir; nouveaux cultes religieux perturbants, et bien d'autres encore. Sous la forme du journal de John Farrell, Américain lambda témoin des bouleversements de son époque, "The Postmortal" dépeint un monde pré-apocalyptique si réaliste qu'il vous donnera des frissons dans le dos. 

Je ne sais vraiment pas comment ce roman d'anticipation s'est retrouvé dans ma PAL. J'en ai sûrement lu beaucoup de bien quelque part, dans un article dont l'auteur doit avoir des goûts diamétralement opposés aux miens. Certes, "The postmortal" est bien foutu et décrit une mécanique implacable à laquelle on n'a aucun mal à croire. Mais son héros n'a aucune personnalité; il n'est là que pour fournir le point de vue du péquin moyen et ne semble pas être autre chose que le produit des circonstances de son existence. Or, c'est très rare qu'une histoire m'intéresse davantage que les personnages qui la vivent. Et si je n'ai rien contre un bon petit drame intime bien ficelé, les catastrophes à grande échelle m'angoissent trop pour que j'en apprécie le récit même fictif. En résumé, un bon bouquin pas du tout fait pour moi. 

mercredi 14 mai 2014

"Maine"


Au début de l'été, Alice Kelleher, 83 ans, commence à vider la maison de vacances familiale dans le Maine: elle a décidé qu'après sa mort, la propriété située en bordure d'une plage privée, et évaluée à plus de deux millions de dollars, reviendrait à la paroisse locale qui l'a tant soutenue dans ses épreuves, et notamment après le décès de son mari Daniel dix ans plus tôt. Elle sait que ses enfants seront furieux, aussi ne leur a-t-elle encore rien dit. 
Pendant ce temps, sa petite-fille Maggie découvre qu'elle est enceinte au moment où son petit ami Gabe, avec lequel elle a une relation très instable depuis deux ans, rompt avec elle. 
Kathleen, la fille aînée d'Alice, ne s'est jamais entendue avec sa mère. Dotée d'un caractère rebelle, elle a été alcoolique pendant 20 ans avant de divorcer du père de Maggie et de reprendre sa vie en mains. Aujourd'hui, elle vit en Californie avec son petit ami hippie et fabrique de l'engrais à partir de déjections de vers de terre. 
Quant à Ann Marie, la très pieuse belle-fille d'Alice dont elle a épousé le fils chéri Patrick, elle vient d'apprendre qu'elle fait partie des dix finalistes d'un prestigieux concours de maisons de poupée et ne se tient plus de joie. Elle va pouvoir se faire mousser aux yeux de Steve, le voisin avec qui elle flirte depuis quelques mois!
Lorsque Maggie, Ann Marie et Kathleen débarquent l'une après l'autre dans la maison du Maine pour les vacances d'été, les relations tendues entre elles vont mettre à jour les secrets de chacune...

J'avais beaucoup aimé "Les débutantes", premier roman de J. Courtney Sullivan, aussi me suis-je facilement laissé tenter par "Maine", d'autant que j'ai un faible pour les histoires de famille. Mais très tôt dans ma lecture, j'ai noté de nombreuses similitudes avec "Nos plus beaux souvenirs" de Stewart O'Nan, un de mes gros coups de coeur littéraires de l'an dernier, et... "Maine" ne tient tout simplement pas la comparaison. Oh, il se laisse lire sans déplaisir, même si Alice est parfaitement odieuse, Ann Marie incroyablement agaçante et Kathleen parfois gonflante. La révélation progressive du drame à l'origine de la formation du couple Alice-Daniel tient en haleine sur 600 pages, et les points de vue très différents des quatre femmes décortiquent assez bien la dynamique d'une famille sur plusieurs générations. Mais "Maine" n'a pas la profondeur psychologique et l'incroyable humanité de "Nos plus beaux souvenirs". C'est, en résumé, un bon roman de plage, vite lu et tout aussi vite oublié. 

lundi 12 mai 2014

"Julie Delporte: Journal"


Pendant un peu plus d'un an, la Canadienne Julie Delporte a tenu aux crayons de couleur uniquement un journal dessiné dans lequel elle raconte sa rupture avec son compagnon, l'étrange période de flottement qui suivit, puis son départ en résidence d'artiste dans le Vermont. Bien qu'elle soit plutôt avare de mots et d'explications, une très grande sincérité se dégage de son oeuvre, et on perçoit très bien son désarroi entre les lignes, sa sensation d'être à la dérive. 

J'ai toujours considéré que les auteurs qui racontaient leur propre vie se livraient à un exercice d'une insupportable vanité, que seule la fiction (fût-elle inspirée de leurs expériences personnelles) avait une réelle valeur littéraire. Pourtant, ce type de "confessions intimes" est ce que je recherche en premier lieu dans les blogs que je lis, pour sa dimension humaine et l'empathie qu'il suscite. Et j'ai réalisé que c'était un peu étrange de mépriser en librairie ce que je trouve si intéressant sur internet, comme si l'autobiographie était un plaisir voyeuriste et coupable, le Voici qu'on feuillette honteusement debout dans le rayon. Alors qu'elle nécessite plus de courage que d'exhibitionnisme, la capacité de se montrer sans fard dans une vérité pas toujours reluisante, de s'exposer à des critiques et des jugements très personnels. Et qu'elle aide le lecteur à mettre de l'ordre dans ses sentiments ou son vécu, qu'elle lui permet de se sentir un peu moins seul face à ses difficultés. Ce n'est pas parce qu'une expérience est banale (quoi de plus commun qu'une rupture amoureuse?) qu'elle est forcément inintéressante. Au contraire, sa banalité même peut faire sa force, si elle est bien racontée.

J'ignore pourquoi c'est cette lecture-là et pas une autre qui m'a fait prendre conscience que parler de soi n'est pas un exercice facile et un pur acte nombriliste dénué d'intérêt. Peut-être parce que je suis en pleine période de remise en cause créative... Quoi qu'il en soit, j'ai beaucoup aimé cette bande dessinée dont la tristesse se pare de tant de couleurs. 




mardi 6 mai 2014

"Life after life"


Février 1910. Ursula Todd vient au monde pendant une épouvantable tempête de neige qui bloque toute circulation dans le petit coin de campagne anglaise où habitent ses parents. Etranglée par son cordon ombilical, elle ne survit pas. 

Février 1910. Le docteur réussit à atteindre la propriété de Fox Corner et à sauver l'enfant. Ursula grandit entre un père banquier affable, une mère très cultivée mais quelque peu acerbe, un grand frère agité et brutal, une grande soeur dotée d'un fort caractère et d'une intelligence développée, une cuisinière bourrue et une servante irlandaise. 

Juin 1914. Ursula se noie lors de vacances à la mer. 

Juin 1914. Un peintre amateur repêche Ursula juste à temps. 

Janvier 1915. Ursula grimpe sur le toit de sa maison pour récupérer le tricotin que son frère vient de lancer par la fenêtre, et fait une chute mortelle. 

Janvier 1915. Avant de grimper sur le tabouret, Ursula hésite. Sa soeur entre dans la chambre à ce moment-là et repêche le tricotin à l'aide d'une crosse de hockey. 

Novembre 1918. La servante des Todd se rend à Londres pour les célébrations de l'armistice. Elle y contracte la grippe espagnole et contamine Ursula, qui succombe dès le lendemain. 

Novembre 1918. Saisie par un inexplicable pressentiment, Ursula tente d'éviter la servante à son retour de Londres mais ne fait que retarder leur rencontre. 

Novembre 1918. Sans trop savoir pourquoi, Ursula veut tellement empêcher la servante de se rendre à Londres qu'elle la pousse dans l'escalier...

Et ainsi de suite. Une vie après l'autre, les ténèbres viennent emporter Ursula; mais une vie après l'autre, ses prémonitions (qu'elle qualifie d'impressions de déjà-vu) lui permettent d'éviter la mort... jusqu'au carrefour suivant. Parfois, elle est victime de ses propres choix, et parfois, c'est le simple hasard ou une décision d'autrui qui précipite sa fin. Dans la plupart de ses existences, elle suit plus ou moins le même chemin: un travail administratif dans un ministère, pas de mari ni d'enfants, quelques amants au long cours, une activité de sauveteur bénévole durant le Blitz. Mais il arrive aussi qu'elle s'en écarte assez spectaculairement. Une fois, un viol subi à l'âge de seize ans fait dérailler toute la suite de sa courte vie; une autre fois, elle épouse un Allemand et se retrouve coincée à Berlin lorsqu'éclate Seconde Guerre Mondiale... 

Dire que j'ai été fascinée par ce roman de Kate Atkinson serait encore en-dessous de la vérité. Loin d'un "Groundhog Day" littéraire, répétitif et ennuyeux, "Life after life" est un roman d'une extrême richesse, qui dépeint aussi bien la douceur de vivre dans la campagne anglaise que l'horreur quotidienne des bombardements. Il offre au lecteur une saga familiale aux personnages extrêmement bien campés, l'éblouit par l'intelligence de sa structure narrative et lui donne le tournis avec toutes les questions qu'il soulève. Si j'ai tendance à penser que beaucoup de gens surestiment la proportion dans laquelle des forces extérieures modèlent leur destinée, je tombe sûrement dans l'excès inverse, à croire presque exclusivement en l'auto-détermination. Avec un brio éblouissant, "Life after life" démontre que les événements indépendants de notre volonté exercent autant d'influence que nos propres choix, mais que les uns comme les autres déterminent le cours de notre vie de façon si imprévisible que même avec la prescience (certes limitée) d'Ursula, nul ne peut jamais être certain de la manière dont les choses vont tourner.

Je n'ai qu'un seul regret: que tous les efforts de l'héroïne pour "faire les choses correctement cette fois" semblent converger vers le plus gros poncif de la littérature de voyage dans le temps (qui n'est en aucun cas le thème du roman). Mais comme cela n'occupe que quelques pages sur les plus de 600 que compte "Life after life", il est assez facile de passer outre, et de refermer le livre complètement chamboulée en regrettant qu'il ne s'agisse pas de toute une série à laquelle le sujet se prêterait fort bien. 

"Life after life" n'est pas encore traduit en français, mais Kate Atkinson étant un écrivain connu et cet ouvrage ayant remporté le prix Costa en 2013, nul doute qu'il devrait l'être rapidement. 

jeudi 1 mai 2014

"What did you eat yesterday?"


Shiro Kakei est avocat. Il a choisi de travailler dans un cabinet de taille modeste pour ne pas que sa carrière empiète sur le reste de sa vie. Agé de 43 ans, il conserve une beauté presque dérangeante. Il adore faire la cuisine et, comme il est très radin, il recherche constamment les bonnes affaires au supermarché - allant jusqu'à proposer à une inconnue de partager avec elle une pastèque en promotion. Ses collègues de travail ne sont pas au courant, mais Shiro est homosexuel et vit depuis quelques années déjà avec Kenji Yabuki, un coiffeur ouvertement gay au tempérament beaucoup cool et extraverti que le sien...

Ce manga de Fumi Yoshinaga, à qui l'on devait déjà "Le pavillon des hommes", offre un mariage très réussi entre bédé culinaire et chronique du quotidien d'un couple gay ordinaire. Chaque soir, Shiro prépare quantité de petits plats dont il récite la recette dans sa tête, et lorsque Kenji rentre à la maison, les deux hommes dînent en se chamaillant pour des questions de budget ou de jalousie. Leur relation est globalement bien acceptée; pourtant, Shiro est agacé par les réactions excessives ou maladroites de ses parents auxquels il n'a toujours pas présenté Kenji, et il répugne à dévoiler cette partie de sa vie privée à son entourage professionnel. C'est un héros assez froid et rigide, peu attachant au premier abord, mais on sent que l'auteur va révéler petit à petit les nuances de son caractère et les raisons de son amour pour Kenji - qui est a priori son contraire exact. Un manga plein de sensibilité, d'humour et de gourmandise, dont les tomes suivants vont paraître (en anglais) au rythme d'un tous les 2 mois.