mardi 29 janvier 2013

"La patience du tigre"


Je vous avais déjà présenté "La tendresse des crocodiles" et "L'ivresse du poulpe", les deux premières aventures de Jeanne Picquigny publiées pour la première fois en 2003-2004. L'an dernier, la plus intrépide, la plus féministe et la plus délicieusement inconvenante des Bourguignonnes a fait son retour en librairie dans un énorme roman graphique de 500 pages. Cette fois, c'est aux Indes qu'elle et son amant Eugène Love Peacock partent chercher un trésor fabuleux...

On retrouve dans "La patience du tigre" tous les ingrédients qui faisaient le sel des tomes précédents: la sensualité décomplexée, le parfum d'exotisme, les considérations philosophiques et sociales, la leçon illustrée d'histoire-géographie, l'humour mordant, les personnages secondaires ultra-romanesques et les caméos de célébrités (ici, Gandhi et Alexandra David-Néel). Fred Bernard nous entraîne dans un magnifique voyage qui commence à Whitby, le village anglais où résida jadis Bram Stoker, pour se terminer dans les neiges éternelles de l'Himalaya. Entre les deux, nos héros auront vécu une épopée à côté de laquelle les aventures d'Indiana Jones ressemblent à une tranquille promenade dans le parc. 

Jeanne Picquigny est une héroïne extraordinaire qui boit et fume comme un pompier, vit une passion tumultueuse avec Eugène Love Peacock sans être pour autant insensible aux charmes de ses compagnes, n'hésite pas à laisser ses deux fils chéris sous la garde d'une nounou pour partir en expédition sur le toit du monde et riposte à coups de fusil quand de vilains Nazis s'en prennent à elle. Cette fois, elle est accompagnée de Pamela Baladine Riverside, une amie d'enfance d'Eugène devenue moitié mystique moitié ninja, ainsi que de Timothy Python, médecin-cuisinier-poète qui a perdu une main et une jambe à la guerre et qui loge un serpent dans son pantalon. 

Ce casting délirant  justifierait à lui seul l'achat de "La patience du tigre", mais les aventures que lui fait vivre Fred Bernard sont rocambolesques à souhait, distrayantes et instructives à la fois. Jamais encore je n'avais lu une bédé aussi longue dont l'intérêt ne faiblit à aucun moment. Sans éprouver d'attirance particulière pour les Indes, j'ai été totalement happée par l'ambiance que l'auteur réussit à créer avec son style graphique aussi foisonnant en matière de décors qu'il est épuré en matière de personnages. Une superbe réussite.





dimanche 27 janvier 2013

"La théorie du chien perché"



A la base, je cherchais juste un livre court pour accompagner ma traditionnelle pause-thé du samedi après-midi à Monpatelin. La couverture de celui-ci m'a fait de l'oeil sur les tables de la Fnac. Je me suis dit qu'avec un Babel, je ne prenais pas beaucoup de risques. 

Et à la place, j'ai pris une grosse claque. 

"J'aime pas quand j'ai les mains sales. J'aime pas surtout quand c'est du sale qu'on voit pas. Du sale de microbe, tout petit, qui peut se coller sur mes doigts me rentrer sous la peau me faire mourir je sais pas.
Je peux pas rien toucher. Je peux pas. Y faut bien que je touche des choses.
Je lave ces mains au savon je frotte tous ces doigts et encore et encore. (...)
Après quand ces mains sont propres je ferme ce robinet. 
Oui mais si ce robinet est sale? 
Après, je sèche ces mains. 
Oui mais cette serviette pour essuyer les mains si elle est sale? Si elle est pleine de sale qu'on voit pas? Du sale couleur propre? 
Je sais pas comment y faut faire. Je lave je lave et après je fais quoi? (...)
Des fois j'entends que ça, cette voix dans ma tête. Cette voix pour aller se laver les mains, pour vérifier l'étricité, pour avoir peur du sale de serviette et de robinet, cette voix qui me trouille, cette voix pour se sentir mal."

"Je suis plein d'autres, aussi", première des deux nouvelles qui composent cet ouvrage, est narré par Juliette, une fillette que l'on devine autiste. Bourrée de troubles obsessionnels compulsifs, elle passe le plus clair de son temps dans un foyer d'accueil et ne parle jamais. Parfois, juste, elle criiiiiiiiie. Les gens la croient débile; Juliette obéit seulement à une autre logique que la plupart d'entre eux. Elle vit dans un monde où elle peut marcher sur les petits carreaux mais où les gros sont des attrapes, où les rayures sont permises mais seulement sur les verres, où aller à gauche est dangereux, où il faut compter les choses et se taper la tête contre les murs pour empêcher qu'un événement horrible se produise. Par contre, les lapins, elle a le droit. 

Juliette porte un regard lucide et parfois acerbe sur ce qui l'entoure; elle éprouve de vives émotions mais ne sait pas les exprimer de manière conventionnelle. "C'est des bisous tout coincés sur ma bouche comme les mots qui sortent pas. Des bisous trop gros pour sortir, alors ça va dans mes pieds dans mes mains. Et je tape je griffe." Un mur se dresse entre elle et le reste du monde; pourtant, sa force de caractère n'invite pas à l'apitoiement, mais plutôt à l'émerveillement. Juliette se demande comment on dessine le doux et pourquoi tout est toujours si difficile. Juliette considère que si elle a réussi à prendre le bracelet accroché au bras d'un mannequin il est à elle, parce que "je m'ai donné du mal quand même. Je l'ai gagné. (...) Non je le lâche pas." 

Juliette épuise les adultes chargés de s'occuper d'elle. Et si on arrivait à se mettre à leur place, on comprendrait sûrement leur désarroi. Mais c'est impossible, parce que le temps de la lecture, la voix intérieure de Juliette s'impose comme la seule réalité. Son imaginaire est la cage dont elle ne peut s'échapper, l'univers-bulle hermétique qu'elle a créé et où elle nous enferme avec elle. Le pire, c'est qu'on n'a pas du tout envie d'en sortir, pas du tout envie de quitter cette enfant singulière à la fin des 70 pages que dure "Je suis plein d'autres, aussi". 

La seconde nouvelle, qui donne son titre à "La théorie du chien perché", est narrée par Etienne, un simple d'esprit livré à lui-même après la mort de sa mère et la disparition de son frère. Trouvant la vie d'humain trop difficile, il décide de devenir chien. Mais le toit de sa niche l'empêche de réfléchir, sans doute en arrêtant les pensées que Dieu lui envoie... Ici aussi, on rentre dans la tête de quelqu'un de "différent", et ici aussi, on est rarement tenté de s'apitoyer sur son sort. L'auteur fait preuve d'un énorme talent pour présenter le quotidien de ses deux personnages sous un angle décalé, mais sans aucun misérabilisme, voire avec une certaine poésie réaliste. Une lecture dont on ressort humainement plus riche. 

L'illustratrice Kelly Haigh a un site internet où on peut admirer, entre autres choses, une galerie consacrée à ses peintures de renards et une autre montrant ses travaux de taxidermie. Son style me fait un peu penser à celui de Mark Ryden...

jeudi 24 janvier 2013

"Les oreilles de Buster"


"J'avais sept ans quand j'ai décidé de tuer ma mère. Et dix sept-ans quand j'ai finalement mis mon projet à exécution." 

Drôle de manière de commencer un journal intime. Surtout si vous êtes une dame respectable qui vient juste de fêter ses 56 ans entourée par sa famille et ses amis, une dame respectable que des problèmes de dos ont forcée à abandonner prématurément sa carrière dans le tourisme, une dame respectable qui passe l'essentiel de son temps à choyer ses magnifiques rosiers et à s'occuper d'une vieille femme acariâtre avec beaucoup d'abnégation. 

Pourtant, Eva porte en elle depuis toujours le secret d'une enfance démolie par une mère belle et brillante que tout le monde lui enviait, mais qui ne cessait de la rabaisser voire de l'humilier - quand elle ne la terrorisait pas avec ses crises d'hystérie ou ses menaces d'abandon. Face à ce monstre insoupçonnable, Eva a dû se construire une carapace et apprendre à dominer ses peurs. En cachette, elle s'est préparée à punir sa génitrice le moment venu. Elle a commencé par s'entraîner sur l'autre source de grande terreur dans sa vie: Buster, le boxer mal dressé et agressif des voisins... 

Au fil d'un été et des pages du carnet vierge offert par sa petite-fille, l'héroïne de ce roman fait voler les apparences en éclats pour dévoiler peu à peu des souvenirs choquants qui, telles les pièces d'un puzzle, s'assemblent afin de dresser un portrait fascinant. Eva est une victime qui ne s'apitoie que très peu sur son sort. Lucide et déterminée, elle agit en obéissant à un compas moral très personnel. La relation amour/haine qu'elle entretient avec son bourreau sonne juste comme une démonstration d'algèbre visant à prouver pourquoi Eva est devenue cette femme froide et pragmatique, ce qui l'a poussée à bâtir un couple aussi singulier, et comment elle a réussi à exister en dépit de tout. "Les oreilles de Buster" est certainement une leçon de survie. Mais peut-être pas un exemple...

jeudi 17 janvier 2013

"Le jeu de l'ange"


Dans la turbulente Barcelone des années 1920, David, un jeune écrivain hanté par un amour impossible, reçoit l'offre inespérée d'un mystérieux éditeur: écrire un livre comme il n'en a jamais existé, "une histoire pour laquelle les hommes seraient capables de vivre et de mourir, de tuer ou d'être tués", en échange d'une fortune et, peut-être, de beaucoup plus. Du jour où il accepte ce contrat, une étrange mécanique de destruction se met en place autour de lui, menaçant les êtres qu'il aime le plus au monde. En monnayant son talent d'écrivain, David aurait-il vendu son âme au diable?

Quand on a adoré le premier livre d'un auteur, on est forcément très exigeant envers le suivant. On voudrait qu'il contienne toutes les choses qui nous ont plu dans le premier, mais sans raconter pour autant la même histoire. Dans ces conditions, difficile pour l'écrivain de ne pas décevoir. Pourtant, en ce qui me concerne, Carlos Ruiz Zafòn y réussit brillamment dans "Le jeu de l'ange". Cette fausse suite de "L'ombre du vent" se déroule également dans une Barcelone gothique et inquiétante à souhait - bien qu'une génération plus tôt. On y retrouve des éléments-clés tels que les destins-miroirs de deux personnages, l'un présent et l'autre passé; un livre "maudit" contenant une partie de l'âme de son auteur; une histoire d'amour contrariée et tragique; et même certains lieux emblématiques, comme le Cimetière des livres oubliés ou la librairie Sempere. 

Et malgré cela, "Le jeu de l'ange" n'est nullement une pâle redite de "L'ombre du vent". Il possède sa propre atmosphère, qui penche bien davantage vers le fantastique, et sa propre noirceur ici moins incarnée par des forces extérieures que par la nature même du héros. David Martìn est un être égocentrique et tourmenté qui inspire l'agacement au moins autant que la compassion. L'auteur a eu l'excellente idée de lui offrir un contrepoids en la personne de sa secrétaire Isabella, jeune femme volontaire à la langue bien pendue. Leurs échanges verbaux, souvent hilarants de sarcasme, viennent mettre un peu de lumière dans un roman par ailleurs extrêmement sombre. Quant à l'histoire... même si je l'ai parfois trouvée confuse, surtout vers la fin, elle a réussi à me tenir en haleine pendant plus de 660 pages. Et la traduction de François Maspero est franchement excellente (meilleure que la version originale, me suis-je même laissé dire). 

samedi 12 janvier 2013

"Mine: une vie de chat"


Le gros Léon vit seul dans un appartement sous les toits de Paris. De lui, on ne sait pas grand-chose. Il n'a pas l'air d'occuper un emploi; il a une tignasse épique et un ami nommé Gaspard. C'est à peu près tout. Un jour, un petit chat noir fait irruption dans sa vie et décide d'adopter Léon, qui n'est pas mécontent d'avoir un peu de compagnie. Jusqu'à ce qu'il se réveille une nuit à côté d'une très jolie femme aux yeux étranges, sans savoir comment elle est arrivée dans son lit...

Cette année 2013 commence décidément très fort sur le plan des belles découvertes. Pioché un peu au hasard dans les rayons de Brüsel, "Mine : Une vie de chat" est un enchantement de bout en bout, une  émouvante histoire pleine de magie, de poésie et d'humanité, le genre de lecture qui fait chaud au coeur et donne envie de se blottir contre une personne aimée en écoutant tomber la pluie. J'ai dévoré ses 174 pages d'une traite avec un sourire idiot.





mercredi 9 janvier 2013

"Carnet intime"


De Zep, jusqu'ici, je ne savais que trois choses: 
- c'est le dessinateur de Titeuf, une bédé au public-cible de laquelle je n'appartiens pas franchement;
- il vit dans une belle et grande maison du côté de Genève;
C'est donc un peu dubitative que, dimanche dernier, j'ai attrapé sur ce "Carnet intime" sur une étagère de chez Brüsel pour le feuilleter. Moins de dix secondes plus tard, je l'emportais à la caisse. 
Oubliez le zizi sexuel. Ici, il est surtout question d'arbres et d'églises. "Petit, je préférais le monde dessiné au vrai. Les maisons étaient plus belles, les voitures plus rondes, les ciels plus doux. J'ai compris plus tard que ce que j'aimais, c'était le regard des artistes qui transformait le réel. Alors j'ai aiguisé le mien; je suis sorti à la rencontre de ce monde et je l'ai trouvé beau", écrit Zep en octobre 2009 à North Island.
Ce "Carnet intime" rassemble vingt ans d'aquarelles contemplatives réalisées un peu partout à travers le monde, de l'Italie au Japon en passant par la Tanzanie, le Népal, le Canada, mais aussi la France, la Suisse et la Belgique. Si je ne comprends pas l'ordre apparemment aléatoire dans lequel Gallimard a choisi de les publier, j'ai été touchée à la fois par leur beauté et par les notes qui les accompagnent. Brèves et pudiques, mais pleines de sincérité, elles évoquent en filigrane le parcours de l'artiste, du père, de l'homme quitté et qui retrouve un nouvel amour. Je suis ravie d'ajouter cet album à ma collection sans cesse grandissante de carnets de voyage.





samedi 5 janvier 2013

"La boutique de la seconde chance"


La brocante, pour Richard, c'est plus qu'un métier: c'est la passion qui occupe entièrement sa vie. Célibataire sans enfants, il court les vide-greniers, les boutiques de l'Armée du Salut et les ventes de succession pour y dénicher des trésors de seconde main. Jusqu'au jour où sa mère décède, laissant derrière elle une maison remplie de souvenirs. En triant ceux-ci, Richard va découvrir des pans de la vie de ses parents dont il ne soupçonnait même pas l'existence... 

Etant donné que je viens de passer une partie de mes vacances de Noël à farfouiller dans les affaires laissées par mon père, la lecture de ce roman de Michael Zadoorian pourrait sembler un choix étrange de ma part. D'autant que le héros, un type mou et dépressif, rencontre une fille un peu azimutée dont le métier est d'euthanasier les animaux à la chaîne. Rien de très joyeux, donc. Pourtant, "La boutique de la seconde chance" n'est pas un livre déprimant. Moi qui me débats constamment avec mon matérialisme, j'ai aimé la réflexion de l'auteur sur le choix des objets dont nous nous entourons, la place que nous leur accordons et la charge émotionnelle qu'ils en arrivent à porter. J'ai compati à la façon dont le héros réagit suite au décès du dernier de ses deux parents, compati à sa douleur de ne pas savoir faire fonctionner sa première véritable relation amoureuse, mais comme il m'était tout à fait impossible de m'identifier à lui, j'ai pu conserver une saine distance émotionnelle pendant ma lecture. Les derniers chapitres du roman, qui se déroulent au Mexique pendant le Jour des Morts, baignent dans une atmosphère plus magique que macabre qui a produit sur moi le même effet apaisant que sur Richard et Theresa. Au final, je suis si contente de cette lecture que je n'ai pas hésité à acheter chez Pêle-Mêle le précédent roman de l'auteur: "Le cherche-bonheur".