dimanche 26 novembre 2017

"Isabella Bird, femme exploratrice T1" (Taiga Sassa)


En mai 1878, l'exploratrice anglaise Isabella Bird, qui a déjà exploré les Montagnes Rocheuses et l'archipel d'Hawaï, se lance dans un nouveau défi: remonter le long de l'archipel du Japon en empruntant des routes peu fréquentées, pour finir son périple sur l'île d'Ezo où elle espère rencontrer le peuple Aïnous.  En se basant sur les récits publiés par cette femme extraordinaire, Taiga Sassa propose un manga instructif sur les moeurs et les conditions de vue du peuple japonais au tout début de l'ère Meiji. L'Isabella qu'elle campe est sympathique en diable, pleine d'enthousiasme et d'énergie. Bien qu'issue  d'un milieu habitué au confort et bourré de préjugés, elle ne rechigne pas devant les difficultés du voyage, et surtout, elle manifeste curiosité et respect aux gens qu'elle rencontre, si différents d'elle soient-ils. Ce premier volume la voit débarquer à Yokohama où elle engage celui qui sera son unique compagnon de route, l'interprète Tsurikichi Ito, puis traverser successivement Edo, Kasukabe et Nikko en multipliant les découvertes. J'attends impatiemment la sortie du second, prévue pour début décembre. 

jeudi 23 novembre 2017

"Les Bourgeois" (Alice Ferney)


Ils se nomment Bourgeois, et leur patronyme est aussi un mode de vie. Ils sot huit frères et deux soeurs, nés à Paris entre 1920 et 1940. Ils grandissent dans la trace de la Grande Guerre et les prémices de la seconde. Aux places favorites de la société bourgeoise - l'armée, la marine, la médecine, le barreau, les affaires -, ils sont partie prenante des événements historiques et des évolutions sociales. De la décolonisation à l'après-Mai 68, leurs existences embrassent toute une époque. La marche du monde ne décourage jamais leur déploiement.

Une chronique familiale étroitement mêlée à l'histoire du XXème siècle en France, voilà qui me semblait alléchant. Très vite, j'ai été séduite par la belle plume quelque peu désuette d'Alice Ferney, et surtout par la grande lucidité avec laquelle elle observe ses personnages à travers le prisme d'événements toujours plus faciles à analyser avec le recul du temps écoulé. Elle pose sur tout et tous un regard perçant, dénué de complaisance mais jamais de compassion, à tel point qu'elle est parvenue à me rendre sympathiques ces gens aisés, de droite, catholiques et militaristes, pas franchement à l'avant-garde des luttes sociales. Car malgré leur rigidité morale et le fait qu'ils incarnent un patriarcat blanc triomphant, "Les Bourgeois" sont mus par une indomptable énergie, et honorables au meilleur sens du terme.

Toutefois, on s'attacherait davantage à eux s'ils étaient moins nombreux: dix enfants pour le couple fondateur, puis quarante petits-enfants, ça ne laisse guère de temps pour développer chacun à titre individuel. Certains passages ne sont que de longues énumérations de mariages et de naissances, et on peine d'autant plus à distinguer les uns des autres que les dialogues sont quasiment absents. Souvent, aussi, l'auteure se perd dans des détails historiques qui, s'ils témoignent de son érudition - ou de l'ampleur de ses recherches préalables - ne servent aucunement le récit. J'avoue n'avoir fait que survoler les chapitres arides consacrés à la guerre d'Indochine et aux soulèvements d'Algérie, lisant juste le nécessaire pour comprendre en quoi ces événements influaient sur la trajectoire des fils Bourgeois impliqués. Pour moi qui aime les petites histoires plus que la grande, c'était assez ennuyeux. En revanche, je me suis délectée des très justes considérations sur les liens familiaux, le passage du temps et l'aveuglement aux grandes catastrophes qui se préparent.

"1933, une porte vers l'horreur que les nations ont franchie sans savoir ce qu'elles trouveraient de l'autre côté du temps. L'année de l'accession d'Hitler au pouvoir, de l'entrée de François Mauriac à l'Académie Française, l'année à la fin de laquelle Edouard Daladier avait annoncé à la Chambre l'échec de la Conférence sur le désarmement en raison du retrait de l'Allemagne. Comme c'est vertigineux n'est-ce pas de coller ex post les événements remarquables les uns à la suite des autres  et de connaître, puisque tout est consommé, ceux qui furet prémonitoires des drames qu'on a traversés. Et comme on regrette que les avertissements confus qu'ils avaient donnés n'eussent pas été entendus dans le temps où ils pouvaient l'être. Appartenir à une époque, c'est être incapable d'en comprendre le sens, tout nous désigne que le temps où nous vivons forme une tache aveugle, l'angle mort de notre vision intelligente. Assise sur le banc de l'église, je n'avais pas pensé tout cela, je m'étais dit: 1933, une mauvaise année. Et j'avais imaginé la distance, à la fois spatiale et mentale, qui sépare les événements de la grande Histoire et ceux de la vie privée. Le 30 mai 1933, Mathilde Bourgeois avait mis au monde le septième de ses enfants, le petit Jérôme, il était vigoureux, on ne l'entendait pas, il tétait avidement, il faisait de bonnes nuits, et elle avait dû se réjouir de cela plutôt que de se dire: Ce nouveau chancelier, ce M. Hitler, est-il bien convenable pour l'Allemagne? C'est vrai, pensais-je, comment fait-on pour agir et réfléchir, a-t-on le temps de penser à ce qui arrive quand chaque jour apporte sur notre table sa charge de travail et qu'on l'abat, peut-on encore se soucier du monde une fois que l'on a fini de s'occuper de ceux qui habitent sa propre maison?" 

jeudi 16 novembre 2017

"The diary of a bookseller" (Shaun Bythell)


"A dix heures, le premier client a passé la porte: "Les livres ne m'intéressent pas vraiment" fut suivi par "Laissez-moi vous dire ce que je pense de l'énergie nucléaire." A dix heures et demie, ma volonté de vivre n'était plus qu'un lointain souvenir."*

Comme son nom l'indique, "The diary of a bookseller" est le journal d'un libraire. Mais pas n'importe quel libraire: Shaun Bythell possède la plus grande bouquinerie d'Ecosse, située dans le petit village de Wigtown qui accueille chaque année un festival littéraire de renom au début de l'automne. Pendant un an, de février 2014 à février 2015, il a consigné les menus faits de son quotidien professionnel, notamment ses échanges avec les clients aux exigences outrancières ou farfelues, ainsi qu'avec sa vendeuse Nicky, excentrique Témoin de Jéhovah qui classe les livres de Darwin en fiction et se nourrit d'invendus récupérés dans la benne de la coopérative locale. 

Shaun étant Médaille d'Or Olympique de sarcasme et ne se laissant jamais influencer dans ses réactions par ce que d'autres considèreraient comme le B.A. BA de la diplomatie commerçante, cela peut donner des dialogues totalement hilarants - mais aussi, parfois, d'autres où l'auteur semble manquer d'humanité. Sorti de son entourage proche, il s'intéresse si peu aux gens qu'il ne s'aperçoit pas qu'un de ses clients les plus fidèles souffre de la maladie d'Alzheimer, alors même qu'il consigne au fil des mois quantité de détails hurlants. Par ailleurs, son style est assez sec, et beaucoup d'informations dénuées d'intérêt pour le lecteur se répètent d'un jour sur l'autre ou d'une semaine sur l'autre. Ceci peut s'expliquer par le fait que son journal n'était, à la base, pas destiné à la publication - mais à la place de son éditeur, j'aurais expurgé les mentions les plus ennuyeuses. 

Bref. Je ne voudrais pas donner l'impression que je n'ai pas aimé ce mémoire, car c'est tout le contraire. Les explications de Shaun sur la manière dont Amazon est en train de détruire le métier de libraire et dont il a dû s'adapter pour faire survivre son commerce sont hyper intéressantes. J'ai apprécié le récit en filigrane de la vie d'un petit village écossais, le passage des saisons et les fluctuations qu'elles engendrent. Je me suis imaginée fouillant pendant des heures dans cette immense bouquinerie dont les rayons recèlent des trésors. Des dizaines de fois, j'ai ri tout haut de la logique incompréhensible de Nicky ou d'une répartie particulièrement mordante de Shaun. En fait, je n'avais pas encore fini ma lecture que j'étais déjà abonnée à la page Facebook de The Book Shop, me demandais si je n'allais pas souscrire au Random Book Club, et inscrivais sur ma Bucket List qu'à mon prochain passage en Ecosse, je devrais absolument me rendre à Wigtown. 

*traduction par mes soins, cet ouvrage n'étant pas disponible en français pour le moment. 

mardi 14 novembre 2017

"Par-delà les glaces" (Gunilla Linn Persson)


Depuis que sept jeunes gens ont péri au cours d'une tempête durant l'hiver 1914, les habitants de la petite île d'Hustrun, au large des côtes suédoises, vouent une haine tenace à la famille Engström qu'ils tiennent pour responsable du drame. Aujourd'hui, ils ne sont plus très nombreux à vivre encore là toute l'année. Mais Ellinor Ingman, elle, n'a jamais pu partir. Suite au décès de son petit frère et au suicide de sa mère, elle s'est retrouvée coincée là avec son vieux père infirme. 

Elle est l'âme d'Hustrun, celle qui conduit le bateau-taxi assurant la liaison avec la côte, celle à qui les estivants envoient leurs enfants pour les occuper, celle à qui tout le monde vient emprunter ce qui lui manque. Celle que personne n'aide jamais et qui doit toujours se débrouiller seule. Jusqu'au jour où Hermann Engström, devenu un célèbre peintre d'oiseaux, revient à Hustrun pour la première fois depuis près de 40 ans. Ellinor est son grand amour de jeunesse, et il ne l'a jamais oubliée. En revanche, c'est à peine si elle semble se souvenir de lui...

C'est un roman lent et contemplatif que "Par-delà les glaces", qui s'attache à décrire la difficulté de la vie sur Hustrun - une île qui ne possède même pas l'électricité! - mais aussi l'âpre beauté de la nature sous ces froides latitudes. "Femme tout-terrain", Ellinor mène une existence ingrate, avec ses bêtes pour seule compagnie et la poésie pour seul réconfort. Elle a refoulé tous ses désirs et même une partie de son passé afin de se plier docilement aux caprices d'un père tyrannique. L'arrivée d'Hermann signale pour elle le début du dégel. Des flashbacks poignants dévoilent peu à peu ce qui s'est passé en 1914, plantant la toile de fond des événements actuels. Au passage, l'auteure souligne en filigrane combien l'histoire est écrite par les hommes, combien le rôle pourtant essentiel des femmes est longtemps demeuré invisible. 

mardi 7 novembre 2017

"La fin de la solitude" (Benedict Wells)


De nos jours, Jules se réveille à l'hôpital après un grave accident de moto. Immobilisé dans son lit, il a tout le loisir de repasser le fil de sa vie et les événements qui l'ont conduit là. C'est d'abord, dans son enfance, la mort de ses parents et l'entrée dans un pensionnat où il se retrouve séparé de son frère et de sa soeur aînés. Puis la rencontre avec sa meilleure amie Alva dont il tombe amoureux sans oser le lui dire. Plus tard, des années de dérive où il échoue à terminer ses études et trouver un métier qui lui plaît...

La vie est-elle un jeu sans gagnant ni perdant? Les bons et les mauvais événements qui nous arrivent finissent-ils toujours par s'équilibrer? Telle est la théorie d'Alva, elle aussi marquée par un drame familial précoce. Jules n'a pas d'avis. Il lui semble que la mort de ses parents l'a fait dévier sur une trajectoire qui n'est pas la sienne et qu'il se trouve désormais dans la mauvaise vie. Du coup, il peine à se l'approprier, à y tisser des liens, à y construire quoi que ce soit. 

Pour autant, "La fin de la solitude" n'est pas un roman déprimant. Emouvant, oui, mais pas déprimant. Benedict Wells dissèque les relations difficiles de deux frères et d'une soeur très différents, qui se comprennent rarement et ne savent pas toujours être là quand les autres ont besoin d'eux. Il brosse surtout le portrait d'un héros trop tôt privé de repères et, de ce fait, perpétuellement en quête de lui-même, d'une place dans le monde et d'un sens à son existence. Une recherche qui se clôt de façon poignante mais non dénuée d'espoir. Je suivrai avec intérêt les prochaines publications de l'auteur. 

dimanche 5 novembre 2017

"Spinning" (Tillie Walden)


Toute l'enfance de Tillie Walden a été dominée par le patinage. Elle se lève le matin à 5h pour aller s'entraîner avant l'école, retourne à la patinoire après la fin des cours et passe ses week-ends à sillonner le pays pour participer à des compétitions dans deux disciplines différentes. Et tout cela, elle le fait seule: même si elle s'entend bien avec son père, alors que ses relations avec sa mère semblent se résumer à des questions d'argent, ses parents ne l'accompagnent jamais nulle part, ce qui singularise Tillie par rapport aux autres fillettes très entourées par leur famille. A l'approche de l'adolescence, deux choses viennent renforcer sa solitude. D'abord, les Walden quittent le New Jersey où elle avait ses marques pour s'installer au Texas où tout fonctionne très différemment. Ensuite, Tillie qui se sait homosexuelle depuis l'âge de cinq ans commence à souffrir de ne pouvoir exprimer ses préférences et concrétiser ses attirances... 

Bien qu'attirée par la thématique de cet énorme pavé (400 pages, tout de même...), j'avoue avoir hésité à l'acheter à cause de son graphisme épuré, un peu simpliste pour moi au premier coup d'oeil. J'ai bien fait de passer outre cette réticence, car une fois plongée dans "Spinning", j'ai vite réalisé la sensibilité extrême des dessins de l'auteure, l'expressivité subtile mais immense de ses personnages. Du coup, j'ai dévoré très vite ce récit autobiographique débordant de sincérité et d'émotion. J'y ai retrouvé certaines situations que j'avais vécues au même âge, et bien que nous ayions des caractères très différents, j'ai parfaitement ressenti les incertitudes, les doutes et les craintes de Tillie qui peine à comprendre ce qu'elle veut et plus encore à en faire part à son entourage. Bien plus qu'une bédé sur le patinage, "Spinning" est un récit d'apprentissage remarquable - et très prometteur si l'on songe que son auteure a seulement 21 ans.