jeudi 29 septembre 2005

"Tout ce que j'aimais"


Depuis quelque temps, je me rends compte qu'à force de lire des quantités astronomiques de bouquins et de revues en anglais, j'ai de plus en plus de mal à trouver mes mots en français. Mon vocabulaire s'appauvrit. J'ai donc décidé de me remettre à lire des traductions de bons auteurs pour voir comment mes collègues résolvaient certaines difficultés ou contournaient certains obstacles.

C'est ainsi que j'ai fait l'acquisition de ce roman de Siri Hustvedt - l'histoire, narrée à la première personne, d'un artiste/intellectuel new yorkais depuis les années 70 à nos jours. Apparemment comblé par la vie, il va peu à peu perdre tout ce qu'il aimait. Et ce livre est une parfaite synthèse de tout ce que j'aime, moi. Des personnages très fouillés, tellement nuancés que j'ai l'impression de les connaître intimement au bout de cent pages, mais dont l'évolution continue à me tenir en haleine jusqu'à la fin. Un foisonnement de détails dont le pouvoir évocateur rappelle le "Mrs Dalloway" de Virgina Woolf. Une plongée vertigineuse dans l'âme humaine, ses passions et ses souffrances, qui ne cède jamais à la facilité de la complaisance. Tout le talent de Siri Husdvedt, c'est de réussir à raconter des choses objectivement tristes avec un tel amour de la vie que le lecteur, même ému, n'est pas tenté de s'apitoyer sur le sort des personnages. Au plus fort de la tragédie, elle ne fait jamais dans le haïssable "lacrymal". Et son style magnifique, à la fois littéraire et fluide, est très bien servi par la traduction de Christine Le Boeuf. Bref, encore un titre à ajouter sur la liste des romans à cause desquels je n'écris pas.

"Comme tout le monde, Bill récrivait sa vie. Les souvenirs d'un homme mûr sont différents de ceux d'un jeune homme. Ce que l'on trouvait vital à quarante ans, on peut le trouver moins significatif à soixante-dix. Nous fabriquons des histoires, après tout, avec les matériaux sensoriels fugaces qui nous bombardent à chaque instant, suite fragmentée d'images, de conversations, d'odeurs, et le contact des objets et des gens. Nous en effaçons la plus grande partie afin de vivre dans un semblant d'ordre, er ce remaniement de la mémoire se poursuit jusqu'à notre mort."

"Je ne savais pas quoi répondre. Le mot "précipitation" me semblait convenir assez bien à toutes les premières rencontres sexuelles que j'avais eues dans ma vie et le fait que ces deux jeunes gens éprouvent la nécessité de délibérer là-dessus m'attristait quelque peu. J'ai connu des femmes qui s'écartaient de moi au dernier moment et des femmes qui regrettaient leur passion le lendemain matin, mais une réunion de commission préalable à l'accouplement n'avait jamais fait partie de mes expériences."

"Quand je sortis de l'immeuble dans Central Park West, je regardai les arbres couverts de feuilles de l'autre côté de la rue et j'éprouvai une sensation d'ineffable étrangeté. Etre vivant est inexplicable, pensai-je. La conscience elle-même est inexplicable. Il n'y a rien d'ordinaire en ce monde."

"L'autre modèle de la conduite de Mark aurait pu être comparé à des strates géologiques. Les pulsions dites "bonnes" composaient une surface très étendue qui déguisait ce qui se trouvait au dessous. Régulièrement, les forces frémissantes d'impatience de ce dessous opéraient une poussée soudaine vers la surface, tel un volcan en éruption."

"La difficulté de bien voir m'a hanté longtemps avant que ma vue ne se dégrade (...). C'est un problème de perspective - ainsi que Matt me l'avait fait remarquer ce soir-là dans sa chambre, en constatant que lorsque nous regardons des gens et des objets, nous sommes absents de notre tableau. Le spectateur est le vrai point de fuite, la piqûre d'épingle dans la toile, le zéro."

"L'écriture est un moyen de remonter la piste de ma faim, et la faim n'est pas autre chose qu'un vide."