samedi 23 mars 2013

"Portugal"


Quand cet album a remporté le Fauve d'Angoulême 2012, j'y ai jeté un coup d'oeil et j'ai été immédiatement rebutée par le dessin, avec sa dominante trop jaune et ses couleurs trop fondues à mon goût. Depuis, j'ai eu l'occasion de lire un autre album (noir et blanc, celui-là) de Pedrosa: "Trois ombres", et de tomber sous le charme de son atmosphère très particulière. 

Lors de mon dernier passage à Brüsel, je cherchais quelque chose à lire tout de suite dans un café, parce que j'avais du temps à tuer et pas de bouquin dans mon sac. Je ne sais pas pourquoi j'ai de nouveau feuilleté "Portugal", mais cette fois, au lieu de me sembler "pas nettes", ses couleurs m'ont au contraire paru subtiles et pleines de sensibilité. Comme quoi les goûts évoluent - les miens, en tout cas. J'ai quand même hésité: c'était un énorme pavé, il coûtait 35€, et mes précédents choix au hasard n'avaient pas été très heureux. Puis finalement, je me suis laissée tenter. 

J'ai été récompensée par deux heures de pur bonheur de lecture. 

Simon Muchat, la petite trentaine, est un auteur en panne d'inspiration. Il n'a plus envie d'écrire des livres, et pas vraiment envie d'acheter une maison avec sa petite amie Claire. Il n'est pas malheureux: simplement, aucun élan ne le porte. Il est incapable de choisir une direction et de s'y engager. Un jour, il est invité à un micro-festival de bande dessinée qui a lieu au Portugal. Des souvenirs des vacances que, gamin, il passait dans ce pays ressurgissent alors...

"Portugal", c'est l'histoire d'un homme qui se cherche. Rien de plus, rien de moins. Pour sonner si juste, j'imagine qu'elle retranscrit beaucoup des questionnements personnels de l'auteur. Mais elle le fait d'une manière particulièrement délicate et lumineuse, qui m'a charmée de bout en bout. Pavé ou pas, j'aurais voulu que cet album ne se termine jamais. 

mercredi 20 mars 2013

"Le club des incorrigibles optimistes"


Michel Marini avait douze ans en 1959, à l'époque du rock'n'roll et de la guerre d'Algérie. Il était photographe amateur, lecteur compulsif et joueur de baby-foot au Balto de Denfert-Rochereau. Il y a rencontré Igor, Léonid, Sacha, Imré et les autres, qui avaient traversé le Rideau de Fer pour sauver leur peau, abandonnant leurs amours, leur famille et trahissant leurs idéaux. Ils s'étaient retrouvés à Paris dans ce club d'échecs d'arrière-salle que fréquentaient aussi Kessel et Sartre. Ils étaient liés par un terrible secret. Cette rencontre bouleversa la vie du jeune garçon. Parce qu'ils étaient tous d'incorrigibles optimistes. 

Oubliez le titre de ce roman - et la dernière phrase de sa quatrième de couverture. Ils font croire à des réfugiés joviaux malgré leurs déboires, à un de ces romans au ton ensoleillé qu'on referme le sourire aux lèvres. Or, il ne s'agit pas du tout de ça. "Le Club des incorrigibles optimistes" est un roman d'apprentissage ambitieux, qui raconte l'adolescence d'un jeune Français moyen dans les années 60: des choses légères comme sa fascination pour la petite amie de son frère aîné, les parties de baby-foot avec son meilleur ami, ses difficultés insurmontables en maths, son amour pour le rock'n'roll et la lecture ou sa découverte de la photographie, et d'autres plus graves comme le clivage entre sa famille paternelle communiste et sa famille maternelle petite-bourgeoise, l'impact de la guerre d'Algérie sur leur vie en métropole ou l'explosion du couple parental. 

Si elle constitue l'un des principaux éléments du roman, la rencontre avec les joueurs d'échecs n'en est toutefois pas l'unique sujet. Elle met d'ailleurs du temps à survenir. Par la suite, elle forme un contrepoint quelque peu glaçant aux mésaventures ordinaires du héros, avec un chapitre sur deux consacré à l'histoire forcément tragique d'un des réfugiés. Ces hommes qui ont tout perdu ne sont pas devenus admirables pour autant. Leur prétendu optimisme n'est qu'une expression de leur instinct de survie. Leur passé douloureux ne les met à l'abri d'aucune bassesse: il les rend juste plus désespérément lucides sur la nature humaine. 

Quant à Michel lui-même, c'est un narrateur sensible et attachant. Jean-Michel Guénassia lui prête la voix crédible d'un adolescent observateur et curieux de tout, dont les événements vont se charger d'éroder la naïveté initiale. On le suit avec tant de plaisir que les 730 pages du roman défilent toutes seules et que la fin, si émouvante soit-elle, survient quand même beaucoup trop tôt: on a envie de savoir ce qu'il devient entre cet été 1964 et l'année 1980 où, dans le tout premier chapitre du livre, il retrouve à l'enterrement de Sartre un des joueurs d'échecs perdus de vue depuis lors.

J'ai adoré la façon dont "Le club des incorrigibles optimistes" mélange l'histoire personnelle et familiale de son héros avec l'Histoire, non seulement de la France et d'une de ses colonies, mais du bloc soviétique pendant une phase cruelle de la guerre froide. Non, ce n'est pas un feel-good book... mais un page-turner, certainement.

jeudi 14 mars 2013

"Portraits de voyage"


Dans ce très bel ouvrage, Stéphanie Ledoux présente des extraits de quatre de ses carnets de voyage: en Birmanie, à Madagascar, au Yémen et au Vanuatu. Comme le titre l'indique, l'auteur dessine des gens plutôt que des paysages ou des scènes de rue. Mais elle raconte aussi ses rencontres et autres souvenirs de voyage; elle dresse des listes "sensorielles" de sons et de goûts propres à un pays. Joliment mis en page et imprimés sur du beau papier épais, ses "Portraits de voyage" m'ont donné envie de prendre un billet d'avion pour l'Asie du Sud-Est et confortée dans ma décision de me remettre à faire des carnets lors de mes prochains déplacements lointains. Pour toujours plus de dépaysement, n'hésitez pas à aller faire un tour sur son blog






mercredi 13 mars 2013

"Polina"


Ce long roman graphique de Bastien Vivès suit l'évolution d'une jeune danseuse depuis le moment où, âgée de six ans, elle intègre une prestigieuse école de ballet. Elle y rencontre son mentor, le professeur Bojinski, réputé pour son classicisme et pour une sévérité qui a déjà poussé bien de ses élèves à s'en aller en claquant la porte. Plus tard, nous la voyons changer d'école, puis prendre un tournant décisif en rejoignant avec son petit ami une troupe avant-gardiste...

Au premier abord, j'ai eu du mal à accrocher sur les dessins en noir et blanc minimalistes et le trait comme tremblé de l'auteur. Petit à petit, l'impression d'inachèvement s'est effacée, et je me suis mise à trouver qu'au contraire, le dépouillement du graphisme servait la sensibilité de l'histoire. A travers le parcours de son héroïne Polina, Bastien Vivès parle des rapports très forts qui peuvent exister entre un professeur et son élève, mais aussi de l'opposition entre tradition et modernité dans l'art. Ses personnages ne sont guère bavards, et l'auteur suggère leurs sentiments plus qu'il ne les expose. Pendant les trois premiers quarts du récit, je me suis demandé qui était vraiment Polina et pourquoi elle dansait, et j'avoue que cela m'a un peu gênée. Mais j'ai aimé la façon dont elle finit par se révéler quand elle part en Allemagne, et que de juste butée elle devient volontaire et passionnée. La conclusion, à la fois nostalgique et résolument tournée vers l'avenir, est l'une des plus jolies que j'aie vue en bande dessinée. Seul petit regret: les bonds dans le temps, quand il s'écoule plusieurs années entre une page et la suivante, auraient gagné à être marqués de façon plus explicite. Mais globalement, "Polina" reste une belle découverte, et un album qui mérite bien les prix qu'il a récoltés.

jeudi 7 mars 2013

"Les pères et les mères sont des humains comme les autres"


Celle qui est l'héroïne du premier roman de l'allemand Paul Mesa, c'est Bica (1m49, 26 ans, boisson préférée: le galão, un café au lait portugais). Employée dans un hôtel familial où chaque chambre porte le nom d'un oncle ou d'une cousine, elle perce en douce, à l'aide d'une seringue, les préservatifs destinés aux clients. Sa mère, atteinte d'un cancer (what else?), est morte deux semaines auparavant. Elle croyait dur comme fer que pour monter au paradis, les gens doivent avoir des petits-enfants qui les remplaceront sur cette Terre. Or, si Bica est très amoureuse d'un beau et riche client de l'hôtel, celui-ci ne s'est pas remanifesté après avoir couché avec elle. Et il semblerait qu'il soit déjà marié, constate la minuscule jeune femme en allant épier sa maison tous les soirs. Tandis que Bica se demande comment conquérir celui qu'elle a surnommé Galão en raison de la couleur de son teint, sa mère, Maria, revient chez elles comme si de rien n'était... 

C'est au hasard que j'ai acheté "Les pères et les mères sont des humains comme les autres", et cette fois, le hasard a bien fait les choses. J'ai pris beaucoup de plaisir à suivre son héroïne un peu branque, si obstinée dans sa quête d'amour mal placé et si démunie face à la réapparition de sa mère. Entre les chapitres qui racontent son présent dans une ville d'Allemagne anonyme, Bica se souvient à la première personne de son enfance nomade, ballottée d'un beau-père à l'autre et d'un pays à l'autre. Après des débuts plutôt fantaisistes qui prêtent souvent à sourire, le dernier quart du livre adopte un ton étonnamment grave et émouvant avant de se conclure sur une note apaisée, sereine. Une découverte fort sympathique.