lundi 23 avril 2018

"Après la fin" (Sarah Moss)


Marié à une médécin généraliste très impliquée dans son travail, Adam Goldschmidt a fait le choix d'être le père au foyer de leurs deux filles: Miriam, 15 ans, inlassable militante écolo-marxiste, et Rose, 8 ans, inlassable militante pour l'adoption d'un chat. Entre une lessive de draps et la préparation d'un bon petit plat pour le dîner, il tente de rédiger le texte d'un audioguide culturel. Cette vie de famille sereine vole en éclats le jour où Miriam fait un arrêt cardiaque pendant l'heure du déjeuner. La présence d'esprit et la formation de secouriste d'un de ses profs lui sauvent la vie, mais les docteurs de l'hôpital où elle a été emmenée ne parviennent pas à déterminer la cause du problème - donc, à l'empêcher de se reproduire. Comment reprendre une existence normale quand vous avez à tout moment peur que le coeur de votre enfant chérie cesse de battre? 

"Quel gâchis de voir que les choses qu'on apprend en temps de crise sont déjà écrites en toutes lettres sur des aimants à frigo et des cartes de voeux: profitez de l'instant présent, savourez chaque moment, exprimez votre amour. Pourvu qu'on vive assez longtemps pour mépriser à nouveau ces clichés, pourvu qu'on guérisse suffisamment pour considérer le ciel, l'eau et la lumière comme acquis, parce qu'être aveuglément reconnaissant d'avoir des poumons et un coeur qui fonctionnent ne met pas notre intelligence à contribution."

Pendant plus de 400 pages, le lecteur partage les pensées d'Adam, ses craintes, ses interrogations, ses frustrations, ses souvenirs d'une enfance passée dans une communauté hippie, ses recherches sur l'histoire de la cathédrale de Coventry, ses réflexions tantôt terre-à-terre tantôt métaphysiques, ses problèmes de couple et l'amour qu'il porte à ses filles. Cet homme qui a choisi d'aller à contre-courant de tous les clichés de genre apparaît comme infiniment sympathique et humain, mû par des préoccupations universelles que l'auteure articule avec une justesse frappante et un style des plus agréables. 

"Cinquante personnes dans ce wagon, soixante, dont certaines portaient en elles des horreurs que personne n'avait envie d'imaginer. Des enfants disparus, des suicides, des maladies dégénératives de l'esprit et du corps, incurables. Violence, toxicomanie, accidents de la route et incendies de domicile. Nous sommes nombreux, en fait, à nous rendre malades quand on entend une sirène, pour une raison ou pour une autre. Il existe une grande zone de recoupement où se retrouvent les familles ordinaires et celles à qui il est arrivé des choses terribles. Il est possible, nécessaire, d'être les deux." 

Face à lui, une épouse essentiellement absente, très absorbée par son travail et son besoin de prouver sa valeur de médecin à son propre père; une ado à forte personnalité dont l'esprit critique fait mouche à tous les coups, et une fillette ni horriblement capricieuse ni "trop mignonne" dont le comportement obéit à une logique propre à son âge. "Après la fin" aurait pu loucher vers le pathos, en rajouter dans le registre de l'humour noir et du désespoir existentiel ou, au contraire, verser dans la comédie outrancière axée sur les déboires domestiques de son narrateur; au lieu de ça, c'est une très belle chronique familiale réaliste, nuancée et jamais ennuyeuse. J'ai adoré. 

Traduction de Laure Manceau

mercredi 18 avril 2018

"La saison des feux" (Celeste Ng)


Pourquoi Izzy Richardson, benjamine de 4 enfants, a-t-elle mis le feu à la maison familiale avant de disparaître dans la nuit? Quelques mois plus tôt, Mia et sa fille Pearl arrivent à Shaker Heights, une petite ville affluente de la banlieue de Cleveland. Mia est une photographe douée qui cumule les petits boulots pour gagner juste de quoi joindre les deux bouts et consacrer l'essentiel de son temps à son art. Mais Pearl, quinze ans, en a assez qu'elles ne passent jamais plus de quelques mois au même endroit, déménageant au gré des projets de sa mère. Celle-ci lui promet que cette fois, les choses seront différentes - qu'elles vont se poser et que la jeune fille pourra enfin tisser des liens. Elles emménagent dans une maison appartenant aux Richardson, et très vite, la vie des deux familles s'entremêle. Pearl est fascinée par l'aisance matérielle des Richardson, mais aussi par l'assurance et la désinvolture de leurs enfants, tandis qu'Izzy la rebelle - le mouton noir de son clan - devient l'assistante et l'ombre de Mia...

Premier roman de Celeste Ng, le magistral "Tout ce qu'on ne s'est jamais dit" annonçait il y a trois ans la naissance d'une grande auteure. Dans "La saison des feux", on retrouve la recette qui a fait le succès de son prédécesseur: la dissection au scalpel d'une mécanique familiale qui, à force d'événements a priori inoffensifs ou anodins, va entraîner un drame que ses protagonistes n'auront même pas vu venir. Car seul le lecteur a le privilège d'être dans leur tête, de comprendre comment ils fonctionnent aussi bien dans leurs élans généreux que leurs petites lâchetés et leurs grandes défaillances. Au premier abord, on assiste à une classique opposition bourgeois/bohèmes, des gens tous progressistes et bien intentionnés mais qui ont opté pour des modes de vie très différents. Elena Richardson aime l'ordre, les conventions et les certitudes rassurantes; Mia Warren ne possède rien que le strict nécessaire, n'adhère à aucune règle sociale et improvise sa vie chaque jour. Mais assez vite, une intrigue secondaire émerge, et on se rend compte que le véritable thème du livre, c'est la maternité. A travers le passé de Mia, sa relation avec Izzy mais aussi l'histoire médiatisée d'un couple qui a adopté une fillette chinoise dont la mère biologique souhaite désormais la récupérer, Celeste Ng explore les différentes façons d'être mère et pose la question de leur légitimité sans jamais imposer sa propre réponse. Et même sans me sentir interpelée par cette problématique, j'ai dévoré "La saison des feux" presque d'un trait. 

Traduction de Fabrice Pointeau

mardi 17 avril 2018

"Poste restante à Locmaria" (Lorraine Fouchet)


Quand Chiara, 25 ans, apprend que le père vénéré mort avant sa naissance n'est peut-être pas son géniteur, elle plaque immédiatement sa vie à Rome pour foncer sur l'île de Groix. Mais plutôt que le marin avec lequel sa mère eut jadis une aventure d'un soir, c'est elle-même que la jeune femme va trouver sur ce caillou breton battu par les embruns...

Ex-médecin urgentiste, Lorraine Fouchet écrit depuis quelques années des romans feelgood qui connaissent un beau succès de librairie. Je n'en avais encore lu aucun, mais j'ai un faible certain pour les histoires qui se passent sur une île, les livres qui réchauffent le coeur et les héroïnes en deuil de leur père. "Poste restante à Locmaria" cochait toutes ces cases.

J'ai aimé faire avec Chiara la connaissance des Groisillons chaleureux qui deviennent vite sa seconde famille; comme elle, je me suis laissée charmer par leur île où la vie, même si elle n'est pas exempte de drames, s'écoule plus douce et plus sereine que sur le continent. J'ai deviné assez vite la place que le mystérieux Charles occupait dans l'histoire et savouré avec bonheur les courts interludes durant lesquels l'auteure fait parler des objets inanimés tels que vélo ou boîte à lettres. Et puis une happy end où des personnages cabossés font la paix avec eux-mêmes et leur histoire, ça ne fait jamais de mal.

Merci aux éditions Héloïse d'Ormesson pour cette lecture.

lundi 9 avril 2018

"J'ai égaré la lune" (Erwan Ji)


Capucine, étudiante franco-américaine de 19 ans, s'envole pour Tokyo avec sa petite amie Aiden afin d'y passer une année scolaire. Mais rien ne se déroule comme prévu, et c'est finalement seule que la jeune fille atterrit dans une colocation digne de "L'auberge espagnole"...

Avant "J'ai égaré la lune", il y a eu "J'ai avalé un arc-en-ciel", qui racontait la dernière année de lycée de Capucine aux USA et la façon dont elle tombait amoureuse d'Aiden. Je n'avais pas lu ce premier roman, et je le regrette car saisir les allusions que l'auteur y fait, notamment dans les échanges entre les deux filles, m'aurait permis d'apprécier encore davantage le second. Mais je vais très vite remédier à cette lacune. Parce que j'ai adoré le personnage de Capucine, qui se décrit elle-même comme une Poufsouffle et dont la sincérité désarmante change agréablement de toutes les héroïnes sarcastiques qui fleurissent un peu partout en littérature jeunesse depuis quelques années. Ne vous y trompez pas: je suis une grande fan du sarcasme quand il est bien tourné, mais son omniprésence commence à me lasser et à faire que les voix de beaucoup de personnages féminins se confondent dans mes souvenirs.

Capucine n'est pas badass: elle est vulnérable mais pas gourde, enthousiaste mais pas neuneu, inexpérimentée mais pas idiote, pleine d'un humour délicieux et jamais méchant. Se retrouvant plongée dans un environnement tout à fait étranger et une culture dont elle ne maîtrise aucun code, elle apprend avec bonne volonté en se posant les questions typiques d'une jeune adulte qui découvre la vie, gère ses problèmes avec une candeur parfois maladroite mais toujours touchante. Elle n'a pas une âme de rebelle, mais elle déteste les étiquettes. Les autres lui demandent tout le temps si elle est lesbienne ou bi; Capucine, elle, ne se pose pas la question. Elle aime qui elle aime, avec un naturel et une acceptation de soi innée qu'on a juste envie d'applaudir. Cette fille est un vrai vent de fraîcheur, et j'aurais bien voulu que son histoire ne se termine jamais. Si Erwan Ji écrit un tome 3, je saute dessus dès sa sortie!

PS: Dis, monsieur ou madame Nathan, tu voudrais pas payer un illustrateur pour te faire des couvertures décentes, qui donnent envie de découvrir le bouquin à l'intérieur? Parce que là, quand on pense à la beauté des couvs des romans jeunesse anglophones, franchement, c'est un peu la honte. Merci, bisous.

dimanche 8 avril 2018

"Les petits riens T8: Tout est à sa place dans ce chaos exponentiel" (Lewis Trondheim)


Déjà le 8ème tome des "Petits riens", cette collection d'anecdotes autobiographiques dessinées par Lewis Trondheim et, jusqu'à il y a quelques mois, pré-publiées sur son blog. L'auteur y saisit des moments absurdes de son quotidien et de ses voyages professionnels, illustre ses réflexions désabusées ou perplexes, partage ses névroses dérisoires et ses victoires minuscules sur l'adversité. Et bien qu'il se présente, sans doute de manière assez justifiée, comme un type bougon qui n'irradie pas franchement la joie de vivre, beaucoup de choses me le rendent très sympathique. Sa lucidité sur lui-même. L'angle parfois un peu absurde sous lequel il considère les choses. Le couple solide, uni mais pas fusionnel, qu'il forme avec sa femme. Sa capacité, au milieu d'une kyrielle d'angoisses petites ou grandes, à profiter de la vie malgré tout. Et bien sûr, son talent pour dessiner et raconter tout cela. "Les petits riens" fait partie des très rares bédés qu'il m'arrive de relire parfois, et toujours avec le même plaisir. 

samedi 7 avril 2018

"D'encre, de verre et d'acier" (Gwendolyn Clare)


Fin du XIXème siècle. Elsa vit dans le monde scripté de Veldane avec Jumi, sa mère, qui en est la gardienne et la développeuse. Le jour où Jumi est enlevée, Elsa se lance à la poursuite de ses ravisseurs dans le monde réel. Sa quête l'entraîne d'abord à Paris, puis à Amsterdam et à Pise. Là, elle se réfugie dans un foyer très spécial, destiné aux orphelins exceptionnellement doués pour les sciences. Avec l'aide de Leo l'as de la mécanique, de Faraz l'achimiste et de Porzia la scriptologue, Elsa arpente les mondes et découvre peu à peu un complot de grande envergure...

Si "D'encre, de verre et d'acier" (que j'ai lu en anglais sous son titre originel: "Ink, iron, and glass") se passait dans un futur proche, Elsa serait un personnage de jeu vidéo et Veldane un monde de réalité virtuelle conçu informatiquement. Mais Gwendolyn Clare a choisi de situer son roman à la fin du XIXème siècle, ce qui m'arrange fortement car je suis bien plus sensible à l'univers et l'esthétique steampunk qu'à ceux de la SF. J'ai adoré Skandar la pieuvre cyclope ailée qui cache bien son jeu, la Casa della Pazzia - cette maison intelligente avec qui on peut dialoguer et qui envoie des bots réparer les dégâts commis par une horde de jeunes inventeurs enthousiastes -, l'amitié qui, à partir d'une méfiance réciproque, se développe entre Elsa et Porzia sur la base de leur passion partagée pour la scriptologie, et l'escape game grandeur nature dont toute la petite bande doit s'échapper à la fin. Les personnages m'ont paru un peu basiques, définis chacun par deux caractéristiques et deux seulement: Elsa est brillante et indépendante; Leo est grande gueule mais sensible dans le fond; Faraz est étranger et compréhensif; Porzia est sarcastique et maternante. Mais leur groupe fonctionne bien; l'univers excite l'imagination du lecteur et l'intrigue réserve son lot de surprises. Du coup, je souffre à la perspective d'attendre jusqu'à février 2019 pour découvrir la suite et fin de l'histoire.

Traduction de Mathilde Montier