mardi 26 février 2013

"Le Livre de Jonas"


Younis a quinze ans quand il débarque aux Etats-Unis, en provenance d'un pays du Moyent-Orient dont on ne connaîtra jamais le nom mais qui pourrait bien être l'Irak ou l'Afghanistan. Rebaptisé Jonas, le jeune réfugié tente de s'adapter à cette culture si différente de la sienne tout en refoulant ses souvenirs. Le psychologue qui le suit tente de le faire parler de ce qui s'est passé avant son départ. Du bout des lèvres, Jonas lâche qu'un soldat américain nommé Christopher lui a sauvé la vie, mais il refuse obstinément d'en dire davantage...

Les ravages de la guerre, voilà bien un sujet avec lequel je ne suis pas du tout familière. Contrairement à ce que la couverture française du "Livre de Jonas" pourrait laisser croire, et contrairement à ce que je craignais moi-même quand j'ai entamé ma lecture, Stephen Dau ne bombarde par le lecteur de scènes de destruction insoutenables, de visions de cadavres déchiquetés et ensanglantés. En fait, c'est à peine si l'on voit parfois saigner un personnage. Les gens abattus s'écroulent comme s'ils avaient brusquement décidé de faire la sieste. La violence reste, tout au long du livre, quelque chose d'assez désincarné: sifflements, explosions, fumée et ruines aperçues dans le lointain. 

Les vrais dégâts, ceux qui comptent, sont dans la tête des personnages. D'abord Jonas, qui se révèle un étudiant brillant mais reste comme absent à sa propre vie. L'esprit fracturé, il semble désormais exister dans un songe, entre les brumes de l'alcool dans lequel il se réfugie et les souvenirs réels ou imaginés qui l'assaillent. Ensuite, Christopher, qui a mystérieusement disparu en mission mais dont on découvre les pensées dans son journal intime. Ce jeune Américain s'est enrôlé dans l'idée de venir en aide aux populations locales. Mais une fois sur place, il découvre l'hostilité de ces dernières. Sa bonne volonté se mue alors en incompréhension. Il commence à questionner les instructions reçues, à se demander ce qu'il fait là. Quand plusieurs de ses camarades sont abattus par des insurgés, son désespoir d'animal acculé le pousse à donner un ordre qui sera la goutte d'eau proverbiale. 

De la même façon que ses évocations matérielles de la guerre demeurent toujours extrêmement sobres, Stephen Dau raconte les histoires-miroir de Jonas et de Christopher dans un style dépouillé qui évite habilement l'écueil de la grandiloquence comme celui du manichéisme. D'un sujet chargé et tristement universel, il extrait deux trajectoires individuelles - trois, si l'on compte celle de la mère de Christopher dont on suit également le parcours après la disparition de son fils. De ce qui aurait pu être une insupportable cacophonie de souffrance, il isole trois voix bien distinctes, plus résignées que furieuses mais vibrantes de sincérité. Sous sa plume, personne n'est coupable, et tout le monde est coupable. Personne n'est victime, et tout le monde est victime. Il n'y a ni gentils ni méchants, juste des gens dépassés par ce qui leur arrive et pourtant responsables de leurs propres actes. Des accents de vérité douloureux suintent de chaque phrase, de chaque scène. 

La plus grande faiblesse du "Livre de Jonas" est aussi une de ses forces. Les chapitres très courts, qui sautent d'un personnage à l'autre et font des aller-retour perpétuels entre passé et présent, peuvent  parfois désorienter ou frustrer le lecteur. Mais ils permettent aussi d'éviter la saturation émotionnelle et accentuent l'impression d'éclatement de la mémoire de Jonas. Un récit purement chronologique eût sans doute été indigeste, et il n'aurait pas permis d'installer les conditions psychologiques qui rendent compréhensible le dénouement de la rencontre entre Jonas et Christopher. 

"Le Livre de Jonas" est un premier roman remarquable, à la fois puissant et subtil. Je l'ai lu en VO, mais il est disponible en français depuis le début du mois. Je lui souhaite de rencontrer chez nous le succès qu'il mérite. 

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